Feb 18, 2017

Réflexions lambda

Graffiblog - 02/2017

Qui voudrait voir aujourd'hui la politique de sa ville, de sa région ou de son pays, dans une large part conduite par des citoyens lambda? Qui aujourd'hui voudrait voir sa plainte instruite et jugée par un tribunal populaire composé de citoyens lambda?

Il semble y avoir plus ou moins consensus pour laisser le fonctionnement de la Cité aux mains des meilleurs, des plus compétents, des professionnels. On voudra être jugé par le meilleur des juges et défendu par le meilleur, le plus professionnel, des avocats. La complexité des lois, des arrêtés, des décrets, des jurisprudences, des traités internationaux, semble appeler une république de professionnels. Il semble qu'il n'y ait plus aucune décision à prendre qui n'ait des enjeux planétaires, y compris à l'intérieur de nos propres frontières. La politique n'est plus une affaire de peuples mais de juristes, de scientifiques, d'économistes, d'experts.

Platon qui a combattu la démocratie directe d'Athènes ne renierait sûrement pas nos démocraties occidentales. Ces dernières ne demandent finalement que peu de chose au Peuple: gardez-nous une heure de votre temps deux dimanches tous les cinq ans pour élire votre président, et réservez-nous encore une heure deux autres dimanches pour élire votre représentation nationale au parlement, après cela, la cinquième République Française s'occupera de tout le reste: le président de la République choisira, seul, le plus compétent des premiers ministres qui choisira pour son gouvernement les plus compétents des ministres, qui choisiront à leur tour les plus compétents des directeurs de cabinets qui choisiront les cabinets les plus compétents, appuyés sur le substrat d'une administration professionnelle, plus ou moins institutionnellement protégée des alternances politiques. Ce mode de fonctionnement démocratique rejoint la position platonicienne: mettre les gens compétents à la place dans la Cité où leurs compétences les destinent, autrement dit, la conduite de la Cité doit être laissée aux professionnels (les philosophes dans la République de Platon). Le mode de fonctionnement des institutions de notre République est plus aristocratique (étymologiquement: le pouvoir aux meilleurs) que démocratique (le pouvoir au peuple).

Platon n'a-t-il pas vu juste? N'a-t-on pas vu déjà des gens faisant autorité dans des arts autres que celui de la politique (sciences, sport, ...) devenir de piètre ministre? Gouverner n'est pas une affaire de science, d'Art ou du sport. Gouverner est un métier.

De même, Platon n'a-t-il pas également vu juste quand il pointait le risque inhérent à toute démocratie directe d'être exposée à la manipulation des foules par les idéologues de tout bord (les Sophistes de l'Athènes du IVième)? Pour Platon, le danger dans la conduite de la Cité par le Peuple, c'est le Peuple, l'opinion populaire livrée aux rhétoriques manipulatrices.

Rien à objecter à tout cela si on accepte des prémisses qu'on nous présente généralement. Mais il a une autre façon de voir les choses, avec d'autres prémisses.

Je crois que tout le monde tombera d'accord sur la prémisse suivante (hormis les croyants en la science infuse): on apprend en apprenant, et en faisant. Pourquoi cette prémisse ne serait-elle pas applicable à la politique? Car c'est un des avantages de la démocratie directe que de donner aux citoyens l'occasion d'exercer et d'apprendre à exercer en faisant, en s'impliquant publiquement dans la vie de la Cité (Res publica, étymologiquement la chose publique). Certes, les foules sont manipulables, mais les membres de la représentation nationale aussi. S'il est difficile d'imaginer un endoctrinement de masse qui ne soit pas visible au grand jour, et par la même réfutable, tant qu'on garantit la liberté de la presse, il est sûr qu'on ne pourrait contrecarrer l'action d'éventuels 'sophistes malfaisants' qui opèreraient dans le secret des cabinets parlementaires. Quel citoyens connait et mesure vraiment l'action des réseaux d'influence et des lobbys sur ceux qui dirigent la Cité? N'est-ce pas un risque aussi probable que le retournement de l'opinion publique?

Les grands choix de la Cité impliquent assurément une expertise des dossiers qui ne relève aujourd'hui majoritairement que des spécialistes, des experts et des professionnels. Mais les dossiers ne doivent pas rester seulement techniques pour qu'il y ait un sens à les proposer au Peuple. Les dossiers doivent trouver leur aboutissement dans une traduction en termes éthique pour être soumis au vote du Peuple, car c'est sur ce plan, et seulement sur ce plan que le Peuple a pleine compétence pour juger. C'est même le principe démocratique de la république.

C'est aussi le principe du plus célèbre des sophiste, Protagoras, énonçant  'L'homme est la mesure de toute chose ....". S'opposant à Platon, les sophistes apportent l'idée que la conduite de la Cité ne relève pas des dieux, mais qu'elle est une histoire humaine, une histoire de peuples dirions-nous aujourd'hui, se choisissant leurs propres lois pour vivre ensemble dans la concorde. Le principe d'égalité entre citoyens pose le droit pour chacun de nous de participer à la vie de la Cité. On ne reconnait la mutuelle jouissance d'un droit qu'entre égaux. Il faut donc d'abord poser le principe d'Egalité, c'est-à-dire l'égalité de chaque citoyenne et de chaque citoyen pour décider sur un plan éthique de ce qui est juste pour eux. L'octroie d'un privilège législatif, généralement donné aux experts et aux professionnels, tomberait de fait si les dossiers s'exprimaient sur le terrain éthique. Il y a une forme de propagande diffuse et généralisée dans l'idée que les grands choix auxquels une démocratie moderne doit faire face ne peuvent aujourd'hui s'appuyer que sur une expression très technique des dossiers (scientifique, économique, médicale, institutionnelle, ...). Cette prémisse peut être ré-interrogée en marge de toute propagande.

Vingt-cinq siècles avant nous, Platon et les Sophistes cernaient le nœud du problème de la conduite de la Cité et, finalement, posaient les bonnes questions. Ils répondirent à ces questions dans le contexte historique de leur époque. La pertinence ou non de leurs réponses appartient à jamais à leur époque, à l'Athènes du IVième siècle, et leur l'étude relève du travail de l'historien. En revanche, les questions posées et la problématique dégagée par Platon et les Sophistes restent une base de réflexion pertinente aujourd'hui.

Entre démocratie représentative et démocratie directe, le bon choix est sûrement de rejeter l'une et l'autre pour un mixte des deux, à la manière des démocraties occidentales, mais probablement avec un curseur qui ne soit pas en butée côté des experts.

Vernon 02/2017

Bibliographie:

Platon
Protagoras - Garnier-Flammarion
La République - Garnier Flammarion

Cornélius Castoriadis
La montée de l'insignifiance - Les carrefours de labyrinthe - Tome 4 -Points Essais

Noam Shomsky
 De la propagande - Fayard 10/18





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