Jeanne sortit de l’eau et se sécha au soleil. Il
faisait trop chaud. La tête lui tournait un peu. Elle craignait
d'avoir une migraine carabinée en restant sur la plage. Elle se
rhabilla et repartit vers le village par les sentes qui couraient
entre les constructions nouvelles qui s'étendaient vers l'est le long du littoral. Jeanne
marchait pieds nus. Elle gardait sous sa
peau la fraîcheur du bain, sa jupe collait à ses cuisses mouillées
et le sel poissait ses cheveux bruns en grosses mèches froides sur
ses épaules. Elle avait laissé tout ces soucis dans les vagues.
Les sentes
étaient souvent en contrebas des jardins qui s’étendaient
jusqu’au chemin des douaniers, et offraient dans leurs creux, entre
les clôtures arborées, une ombre appréciable. Quelques maisons
étaient déjà occupées pour les mois d'été. Leurs fenêtres et
leur baies vitrées étaient grandes ouvertes sur la mer. Elles étaient aussi
silencieuses dans la chaleur de l'après-midi, que celles qui étaient
encore fermées en ce début de saison.
En
contournant une maison bordée de tamaris, de jasmin et de laurier
sauce, dans un trou de la haie, Jeanne aperçu une jeune femme à
sa toilette. Elle était debout et nue dans un baquet
qu'on avait installé sur la pelouse. Elle s’aspergeait d’eau
avec une grosse éponge qu’elle pressait contre ses épaules.
Jeanne fut saisie par sa beauté ; une beauté mystérieuse
dans un corps élancé et diaphane, comme un modèle de Gustave
Moreau. Une serviette de bain colorée était nouée en grand turban
autour de sa tête. La jeune femme se tenait dans ce jardin tel un
prince androgyne mahométan dans le gynécée de ses maitresses et
donnait à cette scène une ambiance très orientalisante, très
XIXième, qui frappa l'imagination de Jeanne. Elle
n'aurait pas été surprise de voir Baudelaire sortir sur la
terrasse, une pipe de haschisch à la main, pour dire un mot à
la jeune femme.
Qu'est-ce
qu'il lui aurait dit Baudelaire, d'ailleurs, s'il avait été là ? Peut-être un truc du genre:
- Oh,
Chérie ! Regarde là-bas, le grand Albatros et ses ailes de
géant ! C'est un peu comme s'il était le prince des nuées,
tu ne trouves pas ?
Non, il
aurait dit plus probablement :
- Chérie !
Je ne retrouve plus mon pantalon de flanelle beige. Est-ce que c'est
toi qui l'a rangé ? On ne l'aurait pas oublié à Paris?
Jeanne aimait Baudelaire, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu
le voir débarquer sur la terrasse pleurer un pantalon, et briser
l'instant magique de ce moment.
Les pensées
facétieuses de Jeanne laissèrent place à d'autres pensées qui s'étaient avancées masquées jusqu'au seuil de sa conscience. Jeanne se
surprenait à rester là, à son poste d'observation. La baigneuse
avait dû l'entendre passer puis stopper son pas. Jeanne n’avait
d'ailleurs pris aucune précaution particulière pour se faire
discrète sur le chemin. Elle était là , immobile, observait la toilette,
silencieuse. Jeanne n'avait pas envie de partir. Elle s'en étonnait. Elle ne se
reconnaissait pas. Les gestes de la princesse orientale étaient gracieux,
mais peut-être un peu trop lents et peut-être aussi, un peu trop
affectés pour être ceux de quelqu'un qui se sait seul.
Manifestement, elle se savait observée et y prenait plaisir. Elle
donnait un luxe de soins et d'attentions à chacun de ses mouvements
qu'elle semblait pouvoir recommencer encore et encore, à l'infini.
De là où Jeanne se trouvait, et ce n'était pas facile à voir car
la baigneuse était de dos, presque de trois-quarts arrière, à la
rondeur de la joue remontée sous le regard, on devinait que la femme
souriait. L'égérie de Moreau donnait par moments à son port de tête comme un
abandon, l'inclinant de côté contre l'éponge qu'elle pressait
sur son épaule et c'était troublant. Elle posait pour Jeanne dans ce jardin et
Jeanne était le peintre. Elles avaient toutes les deux, et sans
préméditation, d'instinct, saisi l'instant, le Kaïros qui passait
pas là. Entre-elles deux, en ce moment même, c'était une histoire
de Kaïros.
La
différence de niveau entre la sente en contrebas et la pelouse du
jardin à un niveau plus élevé, participait à l'impression de mise
en scène. La femme s'accroupit pour reprendre de l'eau dans le
baquet. Se sachant observée, elle aurait pu allumer Jeanne en ne
penchant que son buste, et s'offrir sans
réserve à ses regards, mais elle voulait que ça reste soft,
visiblement. Il monta en Jeanne un désir de partager cette toilette parce
que c'était soft, justement. Ça avait été d'abord une émotion,
puis un trouble, puis un désir et maintenant une envie qui,
profitant de l'aubaine, commençait à creuser comme un trou dans son
ventre pour y pénétrer plus profondément, pour s'y loger. Jeanne
brisa net la vrille de l'envie, décrocha ses yeux de la belle
inconnue et reprit son chemin sans discrétion, pour que la baigneuse
sache qu'elle serait seule maintenant, pour qu’elle ne poursuive pas
inutilement ses poses. Jeanne avait toujours été réglo dans le
partage avec les autres.
Jeanne ne s'était pas senti capable d'aller au-delà de la seule contemplation de cette
scène. Elle savait que céder à l'envie déclencherait une
excitation proche de la souffrance ; cette souffrance que l'on
éprouve quand on doit dépasser ses limites pour atteindre un but
que l'on sait jusqu'alors inaccessible. Elle ne voulait pas
souffrir, pas inutilement. Tout en marchant, elle rejeta pour plus
tard ses impressions émues et les pensées du début de l'après-midi
revinrent.
- Comment
écrire cette histoire d'adhérence au monde ? Est-ce qu'une
histoire banale ne devrait pas être le terme du roman plutôt que
le point de départ ? Le personnage, le héros on va dire pour
le moment, ne devrait-il pas traverser de grands bouleversements
dans sa vie, des ruptures, des tragédies ? Se perdre et
se retrouver enfin dans une vie pacifiée avec le Monde ? Des bouleversements, ça oui, ça captiverait le lecteur! Comment mon héros vivrait-il ça en famille ? Faut-il qu'il ait une
famille ? Faut-il qu'il soit seul ?
Comment écrire une si longue histoire? Elle
ne se sentait capable que d'écrire le dernier chapitre, celui de la révélation. Oui, elle ne se sentait la force que d'écrire un
roman à un seul chapitre.
- Ça
existe des romans à un seul chapitre ?
- Oui ma
chérie, on appelle ça des poèmes ! Tu sais ces trucs qui déploient
tout un monde, toute une profondeur en quatre, cinq, dix lignes dans
l'incandescence des mots.
Jeanne ne
se sentait pas capable d'écrire de la poésie non plus. Le
découragement l'envahit à nouveau. Non! C'est un roman qu'elle
écrira si jamais elle écrit quelque chose, mais pas un roman à thèse. Elle ne voulait pas que le premier
étudiant de kagne venu, parcourant son livre démonte, en lui jetant à la
face avec la brutalité d'un prof en colle, toutes les
incohérences, tous les contresens, tous les truismes d'un texte
qu'elle aura cru profond et rigoureux. Jeanne n'était pas versée
dans l'histoire des idées. Il y avait moyen de se planter
lamentablement, et ça elle ne voulait pas ! Elle ne voulait
pas être la version littéraire du pseudo-Millet de la galerie du
port. Jeanne n'était pas prétentieuse, mais elle était fière.
- Et
encore ! se dit-elle, le pire serait de ne pas rencontrer tout
de suite le kagneux et de se laisser duper sur soi-même! Oh! Ça je n'en
veux pas !
Elle se
rappelait les mots de son père quand elle était
petite :
- Dans le
doute, Jeanne, abstiens-toi ! Quand ça sera le moment d'y
aller, tu le sauras.
- Et
comment je saurai que je le saurai ? Répondait-elle
- Parce
qu'à ce moment là, la question ne se posera plus pour toi.
Jeanne mis longtemps avant de comprendre cette prudence instinctive et toute animale que son père lui enseignait. Jeanne ne se sentait
pas capable d'écrire ce roman pour le moment. Peut-être ne devrait-elle s'en tenir qu'à
ses carnets ? Elle prenait beaucoup de plaisir, puisait
beaucoup de force et de tranquillité dans cette écriture
quotidienne au fil de ses pensées, des phrases des autres relevées dans
ses lectures, des poèmes qu'elle aimait. Elle ne doutait
pas du bienfait de la compagnie de ces carnets, même si ça ne
devait jamais déboucher sur rien d'autre. De ce côté-ci de l'écriture, aucune question ne se posait. Elle savait qu'elle savait.
Perdues dans ses pensées, Jeanne s’aperçut qu'elle était déjà rendue dans les vielles rues du village (la deuxième perte d'adhérence au Monde de la journée). Elle
retrouva le petit port en grand nettoyage après le départ du
marché. L’équipe municipale finissait de ramasser les cageots
vides, les légumes abandonnés sur place parce que trop avancés
pour être vendus ailleurs, les cintres éparpillés sur le sol et
les papiers épars. Un petit véhicule à citerne suivait docilement
un employé qui passait au jet les pavés du quai. Malgré l'activité
des employés municipaux et le ronronnement du camion,
le quai avait retrouvé son calme. Le petit port de
pêche avait comme de grandes respirations avec les saisons
creuses/estivales, les jours de fêtes et de marché, les marées. L'entrelacement de ces cycles donnait, dans ces battements du temps entre
effervescence et indolence, une vie, une capacité chaque jour à tenir compagnie aux plus solitaires.
Jeanne se sentait
un peu déboussolée, un peu étourdie sur le quai vidé de tous ses
chalutiers, de tous les étalages du marché. Elle se sentait seule aussi. Le bain, le soleil, la belle inconnue l’avaient emportée
très loin. Le retour n'était pas facile. Le port s'était vidé complètement de ses eaux. Les bateaux qui n'avaient pas pris la mer ce matin gisaient de côté sur leur bordé, comme de gros animaux échoués et résignés. Elle passa
devant T'cheu Véronique pour
rejoindre son hôtel. Le bar et la terrasse était quasiment vide. Seul
le père Cotillon se tenait au comptoir, le regard perdu vers le
large par la porte de la salle ouverte sur le port, peut-être secrètement inquiet pour ses fils. Le serveur
profitait du creux d'affluence pour fumer une clope sur le côté du
bar. Il était plutôt beau garçon. Comme Jeanne passait, il posa sur elle un regard appuyé. Jeanne
se demanda si le poids de ce regard était dû à ses charmes, à sa jupe mouillée qui n'arrêtait pas de remonter sur ses cuisses ou
s'il y avait dans ce regard la crainte de la voir s'assoir en terrasse et l'obliger à jeter sa cigarette, à écourter ce qui était peut-être son premier moment de répit depuis le début de la journée, et d'aller la servir.
Cette interrogation décida Jeanne à ne pas rentrer tout de suite à l'hôtel et à s'assoir ... pour voir. La voyant prendre place, le serveur jeta aussitôt sa cigarette
sur le trottoir, entra dans le bar et ressortit avec son plateau et sa banane à la ceinture pour l'encaissement.
- Bonjour
- Bonjour !
Un demi s'il vous plait !
- Heineken,
Leffe, Tuborg. Demanda-t-il avec une économie de mots qui marquait
un peu de mauvaise humeur.
Jeanne eut
envie de briser cette mauvaise humeur, par jeu, par taquinerie, pour
redonner un peu d'air à l'espièglerie de son caractère que les
pensées moroses sur la création littéraire de cet après-midi
avaient écartées. Jeanne avait cette faculté, et chez elle c'était même le besoin, de rappeler le rire et son humeur facétieuse même dans les moments de profond désespoir. C'était comme une réaction de survie, une manière de se sauver de l'anéantissement, de ne pas se laisser détruire par la spirale des pensées négatives.
- Heineken,
s'il vous plait … Ah, par contre, ... pouvez-vous me servir la bière en laissant la mousse au fond du verre plutôt que sur le dessus comme on
fait d'habitude.
- Je vous
demande pardon ?
- Je
disais : servez-moi la bière en laissant la mousse au fond du verre, pas au dessus
Le serveur
resta interdit.
- Désolée! Ne faites pas attention! Ce n'était pas drôle (rires). Je vous pris de m'excuser (nouveaux rires). Désolée!
Une seconde immobile tomba et Jeanne éclata franchement de rire cette fois-ci,
de son beau rire en cascade emprunt de gaité et de malice. Avec ce rire, Jeanne ébranlait les fondements les mieux admis de la physique: elle apportait la preuve que l'on pouvait faire fondre chez son interlocuteur n'importe quel marbre à température ambiante. Après un
temps d'arrêt, le visage du serveur se détendit. Son front s'éclaircit et son regard s'alluma .
- Aaah, d'accord! Raccrochant rapidement les wagons de la conversation, il dit d'un air faussement soucieux. - Ca ne
va pas être possible, madame, mais je peux vous apporter la mousse
séparément, dans une petite assiette à côté, si vous le souhaitez.
Éclats de
rires de Jeanne à nouveau
- Non,
merci ! C'est gentil, je me débrouillerais autrement !
Le serveur
maintenant complice repartit vers le bar. Jeanne laissa flotter un sourire sur ses lèvres
- Ils
sont cools les serveurs cet été: gentils, drôles et
dragueurs, mais pas trop !
Ça faisait du bien de
rire. Ça faisait du bien de draguer, aussi.
On siffla
dans son sac. Elle jeta un œil à son téléphone. Elle avait un
message de Virgile, son fils.
Aubevoye (et
un port un peu comme Barfleur) 07-2015
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