Jul 23, 2015

Esquisse romanesque V (Envie d'huîtres et de Muscadet frais)


Jeanne sortit de l’eau et se sécha au soleil. Il faisait trop chaud. La tête lui tournait un peu. Elle craignait d'avoir une migraine carabinée en restant sur la plage. Elle se rhabilla et repartit vers le village par les sentes qui couraient entre les constructions nouvelles qui s'étendaient vers l'est le long du littoral. Jeanne marchait pieds nus. Elle gardait sous sa peau la fraîcheur du bain, sa jupe collait à ses cuisses mouillées et le sel poissait ses cheveux bruns en grosses mèches froides sur ses épaules. Elle avait laissé tout ces soucis dans les vagues. 
 
Les sentes étaient souvent en contrebas des jardins qui s’étendaient jusqu’au chemin des douaniers, et offraient dans leurs creux, entre les clôtures arborées, une ombre appréciable. Quelques maisons étaient déjà occupées pour les mois d'été. Leurs fenêtres et leur baies vitrées étaient grandes ouvertes sur la mer. Elles étaient aussi silencieuses dans la chaleur de l'après-midi, que celles qui étaient encore fermées en ce début de saison.

En contournant une maison bordée de tamaris, de jasmin et de laurier sauce, dans un trou de la haie, Jeanne aperçu une jeune femme à sa toilette. Elle était debout et nue dans un baquet qu'on avait installé sur la pelouse. Elle s’aspergeait d’eau avec une grosse éponge qu’elle pressait contre ses épaules. Jeanne fut saisie par sa beauté ; une beauté mystérieuse dans un corps élancé et diaphane, comme un modèle de Gustave Moreau. Une serviette de bain colorée était nouée en grand turban autour de sa tête. La jeune femme se tenait dans ce jardin tel un prince androgyne mahométan dans le gynécée de ses maitresses et donnait à cette scène une ambiance très orientalisante, très XIXième, qui frappa l'imagination de Jeanne. Elle n'aurait pas été surprise de voir Baudelaire sortir sur la terrasse, une pipe de haschisch à la main, pour dire un mot à la jeune femme. 
 
Qu'est-ce qu'il lui aurait dit Baudelaire, d'ailleurs, s'il avait été là ? Peut-être un truc du genre:

-  Oh, Chérie ! Regarde là-bas, le grand Albatros et ses ailes de géant ! C'est un peu comme s'il était le prince des nuées, tu ne trouves pas ?

Non, il aurait dit plus probablement :

- Chérie ! Je ne retrouve plus mon pantalon de flanelle beige. Est-ce que c'est toi qui l'a rangé ? On ne l'aurait pas oublié à Paris?

Jeanne aimait Baudelaire, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu le voir débarquer sur la terrasse pleurer un pantalon, et briser l'instant magique de ce moment.

Les pensées facétieuses de Jeanne laissèrent place à d'autres pensées qui s'étaient avancées masquées jusqu'au seuil de sa conscience. Jeanne se surprenait à rester là, à son poste d'observation. La baigneuse avait dû l'entendre passer puis stopper son pas. Jeanne n’avait d'ailleurs pris aucune précaution particulière pour se faire discrète sur le chemin. Elle était là , immobile, observait la toilette, silencieuse. Jeanne n'avait pas envie de partir. Elle s'en étonnait. Elle ne se reconnaissait pas. Les gestes de la princesse orientale étaient gracieux, mais peut-être un peu trop lents et peut-être aussi, un peu trop affectés pour être ceux de quelqu'un qui se sait seul. Manifestement, elle se savait observée et y prenait plaisir. Elle donnait un luxe de soins et d'attentions à chacun de ses mouvements qu'elle semblait pouvoir recommencer encore et encore, à l'infini. De là où Jeanne se trouvait, et ce n'était pas facile à voir car la baigneuse était de dos, presque de trois-quarts arrière,  à la rondeur de la joue remontée sous le regard, on devinait que la femme souriait. L'égérie de Moreau donnait par moments à son port de tête comme un abandon, l'inclinant de côté contre l'éponge qu'elle pressait sur son épaule et c'était troublant. Elle posait pour Jeanne dans ce jardin et Jeanne était le peintre. Elles avaient toutes les deux, et sans préméditation, d'instinct, saisi l'instant, le Kaïros qui passait pas là. Entre-elles deux, en ce moment même, c'était une histoire de Kaïros.

La différence de niveau entre la sente en contrebas et la pelouse du jardin à un niveau plus élevé, participait à l'impression de mise en scène. La femme s'accroupit pour reprendre de l'eau dans le baquet. Se sachant observée, elle aurait pu allumer Jeanne en ne penchant que son buste, et s'offrir sans réserve à ses regards, mais elle voulait que ça reste soft, visiblement. Il monta en Jeanne un désir de partager cette toilette parce que c'était soft, justement. Ça avait été d'abord une émotion, puis un trouble, puis un désir et maintenant une envie qui, profitant de l'aubaine, commençait à creuser comme un trou dans son ventre pour y pénétrer plus profondément, pour s'y loger. Jeanne brisa net la vrille de l'envie, décrocha ses yeux de la belle inconnue et reprit son chemin sans discrétion, pour que la baigneuse sache qu'elle serait seule maintenant, pour qu’elle ne poursuive pas inutilement ses poses. Jeanne avait toujours été réglo dans le partage avec les autres. 
 
Jeanne ne s'était pas senti capable d'aller au-delà de la seule contemplation de cette scène. Elle savait que céder à l'envie déclencherait une excitation proche de la souffrance ; cette souffrance que l'on éprouve quand on doit dépasser ses limites pour atteindre un but que l'on sait jusqu'alors inaccessible. Elle ne voulait pas souffrir, pas inutilement. Tout en marchant, elle rejeta pour plus tard ses impressions émues et les pensées du début de l'après-midi revinrent. 

Comment écrire cette histoire d'adhérence au monde ? Est-ce qu'une histoire banale ne devrait pas être le terme du roman plutôt que le point de départ ? Le personnage, le héros on va dire pour le moment, ne devrait-il pas traverser de grands bouleversements dans sa vie, des ruptures, des tragédies ? Se perdre et se retrouver enfin dans une vie pacifiée avec le Monde ? Des bouleversements, ça oui, ça captiverait le lecteur! Comment mon héros vivrait-il ça en famille ? Faut-il qu'il ait une famille ? Faut-il qu'il soit seul ?

Comment écrire une si longue histoire? Elle ne se sentait capable que d'écrire le dernier chapitre, celui de la révélation. Oui, elle ne se sentait la force que d'écrire un roman à un seul chapitre.

- Ça existe des romans à un seul chapitre ?

Oui ma chérie, on appelle ça des poèmes ! Tu sais ces trucs qui déploient tout un monde, toute une profondeur en quatre, cinq, dix lignes dans l'incandescence des mots.

Jeanne ne se sentait pas capable d'écrire de la poésie non plus. Le découragement l'envahit à nouveau. Non! C'est un roman qu'elle écrira si jamais elle écrit quelque chose, mais pas un roman à thèse. Elle ne voulait pas que le premier étudiant de kagne venu, parcourant son livre démonte, en lui jetant à la face avec la brutalité d'un prof en colle, toutes les incohérences, tous les contresens, tous les truismes d'un texte qu'elle aura cru profond et rigoureux. Jeanne n'était pas versée dans l'histoire des idées. Il y avait moyen de se planter lamentablement, et ça elle ne voulait pas ! Elle ne voulait pas être la version littéraire du pseudo-Millet de la galerie du port. Jeanne n'était pas prétentieuse, mais elle était fière.

Et encore ! se dit-elle, le pire serait de ne pas rencontrer tout de suite le kagneux et de se laisser duper sur soi-même! Oh! Ça je n'en veux pas !

Elle se rappelait les mots de son père quand elle était petite :

Dans le doute, Jeanne, abstiens-toi ! Quand ça sera le moment d'y aller, tu le sauras.

Et comment je saurai que je le saurai ? Répondait-elle

Parce qu'à ce moment là, la question ne se posera plus pour toi.

Jeanne mis longtemps avant de comprendre cette prudence instinctive et toute animale  que son père lui enseignait. Jeanne ne se sentait pas capable d'écrire ce roman pour le moment. Peut-être ne devrait-elle s'en tenir qu'à ses carnets ? Elle prenait beaucoup de plaisir, puisait beaucoup de force et de tranquillité dans cette écriture quotidienne au fil de ses pensées, des phrases des autres relevées dans ses lectures, des poèmes qu'elle aimait. Elle ne doutait pas du bienfait de la compagnie de ces carnets, même si ça ne devait jamais déboucher sur rien d'autre. De ce côté-ci de l'écriture, aucune question ne se posait. Elle savait qu'elle savait.

Perdues dans ses pensées, Jeanne s’aperçut qu'elle était déjà rendue dans les vielles rues du village (la deuxième perte d'adhérence au Monde de la journée). Elle retrouva le petit port en grand nettoyage après le départ du marché. L’équipe municipale finissait de ramasser les cageots vides, les légumes abandonnés sur place parce que trop avancés pour être vendus ailleurs, les cintres éparpillés sur le sol et les papiers épars. Un petit véhicule à citerne suivait docilement un employé qui passait au jet les pavés du quai. Malgré l'activité des employés municipaux et le ronronnement du camion, le quai avait retrouvé son calme. Le petit port de pêche avait comme de grandes respirations avec les saisons creuses/estivales, les jours de fêtes et de marché, les marées. L'entrelacement de ces cycles donnait, dans ces battements du temps entre effervescence et indolence, une vie, une capacité chaque jour à tenir compagnie aux plus solitaires. 

Jeanne se sentait un peu déboussolée, un peu étourdie sur le quai vidé de tous ses chalutiers, de tous les étalages du marché. Elle se sentait seule aussi. Le bain, le soleil, la belle inconnue l’avaient emportée très loin. Le retour n'était pas facile. Le port s'était vidé complètement de ses eaux. Les bateaux qui n'avaient pas pris la mer ce matin gisaient de côté sur leur bordé, comme de gros animaux échoués et résignés. Elle passa devant T'cheu Véronique pour rejoindre son hôtel. Le bar et la terrasse était quasiment vide. Seul le père Cotillon se tenait au comptoir, le regard perdu vers le large par la porte de la salle ouverte sur le port, peut-être secrètement inquiet pour ses fils. Le serveur profitait du creux d'affluence pour fumer une clope sur le côté du bar. Il était plutôt beau garçon. Comme Jeanne passait, il posa sur elle un regard appuyé. Jeanne se demanda si le poids de ce regard était dû à ses charmes, à sa jupe mouillée qui n'arrêtait pas de remonter sur ses cuisses ou s'il y avait dans ce regard la crainte de la voir s'assoir en terrasse et l'obliger à jeter sa cigarette, à écourter ce qui était peut-être son premier moment de répit depuis le début de la journée, et d'aller la servir. Cette interrogation décida Jeanne à ne pas rentrer tout de suite à l'hôtel et à s'assoir ... pour voir. La voyant prendre place, le serveur jeta aussitôt sa cigarette sur le trottoir, entra dans le bar et ressortit avec son plateau et sa banane à la ceinture pour l'encaissement.

Bonjour

Bonjour ! Un demi s'il vous plait !

- Heineken, Leffe, Tuborg. Demanda-t-il avec une économie de mots qui marquait un peu de mauvaise humeur.

Jeanne eut envie de briser cette mauvaise humeur, par jeu, par taquinerie, pour redonner un peu d'air à l'espièglerie de son caractère que les pensées moroses sur la création littéraire de cet après-midi avaient écartées. Jeanne avait cette faculté, et chez elle c'était même le besoin, de rappeler le rire et son humeur facétieuse même dans les moments de profond désespoir. C'était comme une réaction de survie, une manière de se sauver de l'anéantissement, de ne pas se laisser détruire par la spirale des pensées négatives.

Heineken, s'il vous plait … Ah, par contre, ... pouvez-vous me servir la bière en laissant la mousse au fond du verre plutôt que sur le dessus comme on fait d'habitude.

Je vous demande pardon ?

Je disais : servez-moi la bière en laissant la mousse au fond du verre, pas au dessus

Le serveur resta interdit. 

- Désolée! Ne faites pas attention! Ce n'était pas drôle (rires). Je vous pris de m'excuser (nouveaux rires). Désolée!
 
Une seconde immobile tomba et Jeanne éclata franchement de rire cette fois-ci, de son beau rire en cascade emprunt de gaité et de malice. Avec ce rire, Jeanne ébranlait les fondements les mieux admis de la physique: elle apportait la preuve que l'on pouvait faire fondre chez son interlocuteur n'importe quel marbre à température ambiante. Après un temps d'arrêt, le visage du serveur se détendit. Son front s'éclaircit et son regard s'alluma .

Aaah, d'accord! Raccrochant rapidement les wagons de la conversation, il dit d'un air faussement soucieux.  - Ca ne va pas être possible, madame, mais je peux vous apporter la mousse séparément, dans une petite assiette à côté, si vous le souhaitez.

Éclats de rires de Jeanne à nouveau
 
- Non, merci ! C'est gentil, je me débrouillerais autrement !

Le serveur maintenant complice repartit vers le bar. Jeanne laissa flotter un sourire sur ses lèvres

-  Ils sont cools les serveurs cet été: gentils, drôles et dragueurs, mais pas trop !

Ça faisait du bien de rire. Ça faisait du bien de draguer, aussi.

On siffla dans son sac. Elle jeta un œil à son téléphone. Elle avait un message de Virgile, son fils.

Aubevoye (et un port un peu comme Barfleur) 07-2015

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