Jul 21, 2015

Esquisse romanesque IV (Envie d'huîtres et de Muscadet frais)


Jeanne appela le garçon pour régler l'addition et laissa un bon pourboire (Pour l'engrais dans les champs), ramassa son livre, son téléphone - toujours pas de message - et retraversa le port en direction de la plage. Sur le marché, les vendeurs ambulants démontaient les étalages. Les tubes métalliques des auvents s'amoncelaient en fagots avec des bruits de duel à l'épée. Les piles de vêtements invendus retournaient dans des cartons hors d'age et sans forme, bardés de scotch d'emballage. Jeanne traversa le balai des camionnettes qui affluaient maintenant sur le port pour rembarquer la marchandise. Elle passa devant la rôtisserie que l'on démontait et nettoyait pièce par pièce. Le tablier du rôtisseur était changé pour un tee-shirt décontracté. On s'autorisait à fumer une cigarette en remballant.

Jeanne passa devant la petite galerie du port. On y exposait du pseudo Jean-François Millet. Jean-Francois Millet avait été remis à l'honneur sur la côte à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance, l'année dernière. La galerie d'art, surfant sur l'actualité, proposait les toiles d'un peintre qui travaillait à la manière du maitre normand. Le Conseil Général de la Manche avait compris que le peintre des humbles paysans et de la modeste vie champêtre, constituait un tas d'or inexploité et qui pouvait attirer les touristes, si peu nombreux en ces temps de morosité générale dans le pays. D'ailleurs tous les départements, toutes les régions de France investissaient dans le patrimoine depuis quelques années. Partout, on exhumait des gloires locales oubliées, on ouvrait au public des lieux vaguement connectés à telle ou telle œuvre de littérature. On faisait de la comm. On lançait des projets touristico-culturels, souvent aux contenus d'un intérêt faible, comme aurait dit Michel Houellebecq. Jeanne remarquait que le chômage augmentait, que les usines fermaient, mais que les parcs d'attractions et les maisons de Millet, maison de la route du cidre, de la Nature, et les musées de la voile, du sous-marins, de la dentelle, du peigne ou de la dinanderie faisaient florès. La France se transformait petit à petit en un gigantesque parc d'attraction avec audiophones, boutiques de produits dérivés, parking pour cars et camping-car de seniors et bâtiments aux normes de sécurité les plus récentes avec panneaux 'tenir la rampe' dans les escaliers. On ne doutait pas qu'un jour on pourrait lire dans ces lieux de culture 'Ne pas lécher par terre' dans les WC (Malgré l'extrême attention que nous portons à la propreté de ce lieu, prière de ne pas lécher...etc...etc). Et puis il y avait la réalité augmentée. C'était à la base un surcroit d'information pour ceux qui veulent aller plus loin dans la thématique, souvent un expédient pour remplir un contenu que la pauvreté culturelle des lieux ne suffisait pas à garnir. On pouvait se connecter à la réalité augmentée : il suffisait d'avoir un téléphone portable près des bornes e-informatives qui étaient là pour vous rappeler que nul n'est sensé ignorer la Culture. Pour Jean-François Millet, la célébration était cependant justifiée. Tous le monde connaissait l'Angelus et la Sieste du peintre de Gréville-Hague pour l'avoir eu sous le nez étant petit, le matin au petit déjeuner, sur le couvercle de la boite à sucres en fer blanc de sa grand-mère, mais qui savait que le peintre normand avait inspiré bon nombre de tableau de Van Gogh ? Le maitre hollandais vouait au Normand une véritable fascination et avait largement puisé dans ses compositions. La Sieste en était un exemple frappant. Hormis la touche propre à Van Gogh, le dessin sur la toile du hollandais semblait décalquée sur celui de Millet.

Jeanne croisa devant la galerie une jeune touriste portant des bottes de caoutchouc avec justement en sérigraphie l'Angelus de Millet. Les bottes avaient sûrement été achetées à la boutique Aigle dans la galerie commerçante de la gare St Lazare, avant de monter dans le train pour la Normandie. Si cette jeune femme avait eu le projet d'aller à Giverny, elle aurait probablement choisi des bottes Nymphéas avant de composter son billet. La boutique de la galerie Saint-Lazare en proposait aussi, à côté des bottes Sacré-cœur et des bottes Mona Lisa. Les bottes étaient plutôt belles, mais pas adaptées à l'après-midi qui s'annonçait très chaude sur le port.

La galerie mettait donc à l'honneur un peintre pour les deux mois d'été. Jeanne trouva les toiles exposées mochardes. Mais on vendait bien ici. Vendre d'ailleurs, ne voulait rien dire. Sûr que le peintre se croyait sinon génial, du moins très pro. Le lieu, les touristes qui achètent, les références à Jean-François Millet et à la côte normande, l'invitation de la galerie à exposer seul, probablement un article élogieux dans la Presse de la Manche. Il y avait de quoi s'aveugler. Comment savait-on ce que valait les choses que l'on produisait? Comment savait-on ce qu'on valait ? Y avait-il même un sens à donner une valeur quantifiable aux choses ? Jeanne s'abîmait dans ces questions alors qu'elle entrait dans la galerie. L'endroit donnait l'impression d'être plus vaste qu'il n'était en réalité, peut-être parce que peint en blanc et très lumineux. Au premier coup d'œil, Jeanne nota l'accrochage soigné. Le peintre était présent et travaillait en direct-live une très grande toile. Le monde occidental devenait vraiment un immense parc d'attraction, pensa-t-elle. Puisqu'on proposait un show, Jeanne pris le parti de regarder le peintre travailler. Elle se posta un peu en avant du chevalet, sans rien dire, attentive, à la distance qu'on prendrait pour avoir le recul nécessaire à l'examen d'une œuvre de ce format. Le type, flatté au début par l'intérêt que lui manifestait Jeanne, devint vite embarrassé et comme décontenancé de cette présence silencieuse qu'il devinait critique. Pas facile de peindre devant quelqu'un qui est attentif à votre geste, à vos tâtonnements. Peindre n'est pas jouer de la musique. Jeanne, qui fréquentait toute l'année l'atelier de dessin de son association, savait qu'on se déballonnait assez facilement quand, par exemple, un membre de l'atelier venait vous regarder travailler. On était gêné, on souriait timidement, on se sentait d'un coup hyper humble, on suspendait son geste, tétanisé par le trac et ne sachant plus quoi faire.

Sur la desserte à coté du chevalet installé dans la galerie, des tas de tubes d'acrylique étaient entassés pêle-mêle dans un désordre devant probablement suggérer aux clients la fièvre de la création. Certains d'entre-eux n'étaient pas encore ouverts, d'autres écrasés et tordus comme de vieux tubes de dentifrice. Jeanne remarqua la marque et la gamme de la peinture. C'était de l'acrylique d'étude. Le type aurait pu au moins utiliser des acryliques fines au prix hallucinant où il vendait ses toiles ! Jeanne sortit de la galerie vaguement écœurée de cette mise en scène. Elle avait l'impression de porter en elle un peu de cette myopie qui frappe les artistes de seconde zone quand ils portent un regard sur leur travail. La profondeur en art tenait peut-être plus à la sévérité du jugement porté sur son travail qu'à la virtuosité du geste. Près de prendre son envol dans la création littéraire, elle ne se sentait pas sûr d'elle.

Un peu plus loin, au bout du quai juste avant le sable de la plage, un gros type, la quarantaine, était descendu de son 4X4 Cayenne un téléphone à la main. Le type avait dû être un très beau mec dans ses jeunes années, mais s'était depuis laissé envahir par le gras : bide, dessous de menton, cuisses. Son Lewis 501 n'arrivait plus à grimper jusqu'en haut de ses fesses. Sûrement un type très occupé et qui n'avait pas le temps, ou trouvait moins rentable de s'occuper de lui-même que de ses affaires. Il parlait fort. Trop fort. Il avait des allures de boss, presque de Parrain, avec ses grandes lunettes de soleil Ray-Ban métallisées et son maillot de polo argentin avec le col relevé sur la marque imprimée au revers. C'était la mode de porter le polo col relevé sur la marque au revers. Jeanne se rappelait une émission à la radio sur la vie des animaux qui expliquait que chez certains petits singes, elle ne se rappelait plus de quels singes il s'agissait, le mâle quadruplait de volume en devenant le chef du clan. La forte corpulence était physiologiquement présente à l'état latent chez tous les mâles dominés et chétifs du groupe, prête à s'exprimer sitôt que l'un d'eux accèderait à la fonction de chef. De la comm génétique, pensa tristement Jeanne. Le gros type à la Cayenne continuait sa conversation au téléphone comme s'il était seul au monde. Il allait et venait nerveusement sur le quai en suivant apparemment les mêmes 'huit' que les deux mouettes de tout à l'heure, au restaurant. L'œil moins vif peut-être. Il plaquait son téléphone portable sur son oreille en le tenant du bout des doigts, comme s'il avait été brûlant, et avec le coude levé à l'équerre. Sa grosse gourmette pendait à son poignet comme un sexe mou. Oh, ce coude levé à l'équerre! gémit Jeanne. Quelle crânerie dans ce coude levé très haut pour téléphoner ! Et elle ne pu s'empêcher de repenser à ce film d'archive qu'on trouve sur Youtube et où l'on voit Vernher Von Braun à la descente d'un avion sur le sol américain en 1945, avec lui aussi le coude en l'air, mais immobilisé par une atèle probablement suite à une luxation de l'épaule. Le battu, le prisonnier, l'ingénieur du camp ennemi, le rescapé de la débâcle allemande, a dans le film le sourire arrogant. Il connait sa valeur, lui. Il connait son prix. Il sait que les Américains le veulent pour leur programme spatial militaire. Il y a de la défiance dans l'expression de satisfaction qu'il montre devant la caméra. Le regard et le sourire sont magnétiques et ce coude en l'air ! Le coude, il n'y pouvait rien bien sûr, mais Jeanne ne pouvait s'empêcher de penser que c'était ici complétement raccord avec son air de vainqueur. Le coude en l'air comme un nouveau salut du bras pour un nouveau chef de clan. Le chef-singe sur le quai devait aussi se faire une idée assez précise de sa valeur. Il n'avait pas le magnétisme de Von Braun, et ce coude levé, sa grosse bagnole insupportaient Jeanne.

Arrivée sur la plage, Jeanne retira ses sandales et marcha sur le sable. Ses pieds s'enfoncaient. Le sable était encore frais sous la croute chaude.

Bottes en caoutchouc design, pseudo-Millet, promotion mercantile de la culture, illusions de talent, Porsche Cayenne garée en travers du quai, où était le monde enchanté de ce matin ? Où était la fraîcheur de l'air à la fenêtre ouverte sur la mer? Le même monde, le même petit port de pêche donnait à Jeanne tour à tour deux faces si différentes d'une même réalité. La profondeur du monde s'était évanouie avec le découragement que Jeanne avait éprouvé dans le doute de ne jamais pouvoir écrire un jour. Au retour du restaurant, Jeanne avait eu l'impression de traverser un monde devenu le temps d'un repas en terrasse, factice et inconsistant. Elle n'adhérait pas à ce monde là. Tout y semblait illusion, infondé. C'était pourtant ce même monde qu'elle avait trouvé profond et pur en allant déjeuner deux heures auparavant. C'était comme si les vendeurs du marché dans leur timing serré, avaient tout démonté et remballé sur le marché. Son beau rapport au monde avec.

Si Jeanne écrivait un jour quelque chose, qu'est-ce que ça vaudrait ? Comment savoir si l'œuvre produite serait bonne ou si elle ne vaudrait pas plus qu'une paire de bottes JF Millet- Aigle Signature, une maladroite marine à l'acrylique d'étude, le gras du bide d'un pseudo-singe dominant ? Comment savoir ?

Jeanne marcha sur la grève un long moment. Le vent de mer soulevait ses cheveux, levait sa jupe et ravigotait son esprit. Elle s'arrêta dans une anse isolée. Elle se mis nue et s'allongea de tout son long au bord de l'eau entre les rochers, laissant son corps être balloté par le ressac. Les vagues venaient l'envelopper, irrégulières et timides. Par moment certaines, plus hardies, la secouaient carrément, montant l'onde amère jusqu'au bord de ses lèvres, tel le baiser furtif d'un dieu marin. La mer refluait en glissait le long de ses cuisses comme une robe d'étoffe légère qu'on laisse tomber à ses chevilles avant de s'offrir à un amant. Le soleil traversait ses paupières roses. Le calme de la petite anse et la fraîcheur de l'eau faisaient monter une excitation en elle. Les vagues n'en finissait pas de la déshabiller. Elle oubliait un temps la communion perdue avec le Monde pour ne plus penser qu'à la communion des corps. Elle pensait à des êtres qui s'enlacent et s'aiment. Une douce et voluptueuse chaleur envahit sa chair. Des frissons couraient sous sa peau. Elle se voyait embrasser une gourmette. Le monde reprenait peu à peu de sa consistance. Les sensations de son corps étaient délicieuses, bien qu'elle fut seule et dans l'impossibilité de pouvoir les partager cet après-midi là. Mais ce n'était pas grave. C'était bon quand même : elle éprouvait des désirs, pas des envies.

Aubevoye (et un port un peu comme Barfleur) 07-2015

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