Jeanne
appela le garçon pour régler l'addition et laissa un bon pourboire
(Pour l'engrais dans les champs), ramassa son livre, son
téléphone - toujours pas de message - et retraversa le port en
direction de la plage. Sur le marché, les vendeurs ambulants
démontaient les étalages. Les tubes métalliques des auvents
s'amoncelaient en fagots avec des bruits de duel à l'épée. Les
piles de vêtements invendus retournaient dans des cartons hors d'age
et sans forme, bardés de scotch d'emballage. Jeanne traversa le
balai des camionnettes qui affluaient maintenant sur le port pour
rembarquer la marchandise. Elle passa devant la rôtisserie que l'on
démontait et nettoyait pièce par pièce. Le tablier du rôtisseur
était changé pour un tee-shirt décontracté. On s'autorisait à
fumer une cigarette en remballant.
Jeanne passa
devant la petite galerie du port. On y exposait du pseudo
Jean-François Millet. Jean-Francois Millet avait été remis à
l'honneur sur la côte à l'occasion de l'anniversaire de sa
naissance, l'année dernière. La galerie d'art, surfant sur
l'actualité, proposait les toiles d'un peintre qui travaillait à la
manière du maitre normand. Le Conseil Général de la Manche avait
compris que le peintre des humbles paysans et de la modeste vie
champêtre, constituait un tas d'or inexploité et qui pouvait
attirer les touristes, si peu nombreux en ces temps de morosité
générale dans le pays. D'ailleurs tous les départements, toutes
les régions de France investissaient dans le patrimoine depuis
quelques années. Partout, on exhumait des gloires locales
oubliées, on ouvrait au public des lieux vaguement connectés à
telle ou telle œuvre de littérature. On faisait de la comm.
On lançait des projets touristico-culturels, souvent aux contenus
d'un intérêt faible, comme aurait dit Michel Houellebecq.
Jeanne remarquait que le chômage augmentait, que les usines
fermaient, mais que les parcs d'attractions et les maisons de
Millet, maison de la route du cidre, de la Nature, et
les musées de la voile, du sous-marins, de la dentelle, du
peigne ou de la dinanderie faisaient florès. La France se
transformait petit à petit en un gigantesque parc d'attraction avec
audiophones, boutiques de produits dérivés, parking pour cars et
camping-car de seniors et bâtiments aux normes de sécurité les
plus récentes avec panneaux 'tenir la rampe' dans les escaliers. On
ne doutait pas qu'un jour on pourrait lire dans ces lieux de culture
'Ne pas lécher par terre' dans les WC (Malgré l'extrême
attention que nous portons à la propreté de ce lieu, prière de ne
pas lécher...etc...etc). Et puis il y avait la réalité
augmentée. C'était à la base un surcroit d'information pour
ceux qui veulent aller plus loin dans la thématique, souvent un
expédient pour remplir un contenu que la pauvreté culturelle des
lieux ne suffisait pas à garnir. On pouvait se connecter à la
réalité augmentée : il suffisait d'avoir un téléphone
portable près des bornes e-informatives qui étaient là pour vous
rappeler que nul n'est sensé ignorer la Culture. Pour Jean-François
Millet, la célébration était cependant justifiée. Tous le monde
connaissait l'Angelus et la Sieste du peintre de
Gréville-Hague pour l'avoir eu sous le nez étant petit, le matin au
petit déjeuner, sur le couvercle de la boite à sucres en fer blanc
de sa grand-mère, mais qui savait que le peintre normand avait
inspiré bon nombre de tableau de Van Gogh ? Le maitre
hollandais vouait au Normand une véritable fascination et avait
largement puisé dans ses compositions. La Sieste en était un
exemple frappant. Hormis la touche propre à Van Gogh, le dessin sur
la toile du hollandais semblait décalquée sur celui de Millet.
Jeanne
croisa devant la galerie une jeune touriste portant des bottes de
caoutchouc avec justement en sérigraphie l'Angelus de Millet.
Les bottes avaient sûrement été achetées à la boutique Aigle
dans la galerie commerçante de la gare St Lazare, avant de monter
dans le train pour la Normandie. Si cette jeune femme avait eu le
projet d'aller à Giverny, elle aurait probablement choisi des bottes
Nymphéas avant de composter
son billet. La boutique de la galerie Saint-Lazare en
proposait aussi, à côté des bottes Sacré-cœur et des
bottes Mona Lisa. Les bottes étaient plutôt belles, mais pas
adaptées à l'après-midi qui s'annonçait très chaude sur le port.
La galerie
mettait donc à l'honneur un peintre pour les deux mois d'été.
Jeanne trouva les toiles exposées mochardes. Mais on vendait bien
ici. Vendre d'ailleurs, ne voulait rien dire. Sûr que le peintre se
croyait sinon génial, du moins très pro. Le
lieu, les touristes qui achètent, les références à Jean-François
Millet et à la côte normande, l'invitation de la galerie à exposer
seul, probablement un article élogieux dans la Presse de la
Manche. Il y avait de quoi s'aveugler. Comment savait-on ce que
valait les choses que l'on produisait? Comment savait-on ce
qu'on valait ? Y avait-il même un sens à donner une valeur
quantifiable aux choses ? Jeanne s'abîmait dans ces questions
alors qu'elle entrait dans la galerie. L'endroit donnait l'impression
d'être plus vaste qu'il n'était en réalité, peut-être parce que
peint en blanc et très lumineux. Au premier coup d'œil, Jeanne nota
l'accrochage soigné. Le peintre était présent et travaillait en
direct-live une très grande toile. Le monde occidental
devenait vraiment un immense parc d'attraction, pensa-t-elle.
Puisqu'on proposait un show, Jeanne pris le parti de regarder le
peintre travailler. Elle se posta un peu en avant du chevalet, sans
rien dire, attentive, à la distance qu'on prendrait pour avoir le
recul nécessaire à l'examen d'une œuvre de ce format. Le type,
flatté au début par l'intérêt que lui manifestait Jeanne, devint
vite embarrassé et comme décontenancé de cette présence
silencieuse qu'il devinait critique. Pas facile de peindre devant
quelqu'un qui est attentif à votre geste, à vos tâtonnements.
Peindre n'est pas jouer de la musique. Jeanne, qui fréquentait toute
l'année l'atelier de dessin de son association, savait qu'on se
déballonnait assez facilement quand, par exemple, un membre de
l'atelier venait vous regarder travailler. On était gêné, on
souriait timidement, on se sentait d'un coup hyper humble, on
suspendait son geste, tétanisé par le trac et ne sachant plus quoi
faire.
Sur la
desserte à coté du chevalet installé dans la galerie, des tas de
tubes d'acrylique étaient entassés pêle-mêle dans un désordre
devant probablement suggérer aux clients la fièvre de la création.
Certains d'entre-eux n'étaient pas encore ouverts, d'autres écrasés
et tordus comme de vieux tubes de dentifrice. Jeanne remarqua la
marque et la gamme de la peinture. C'était de l'acrylique d'étude.
Le type aurait pu au moins utiliser des acryliques fines au prix
hallucinant où il vendait ses toiles ! Jeanne sortit de la
galerie vaguement écœurée de cette mise en scène. Elle avait
l'impression de porter en elle un peu de cette myopie qui frappe les
artistes de seconde zone quand ils portent un regard sur leur
travail. La profondeur en art tenait peut-être plus à la sévérité
du jugement porté sur son travail qu'à la virtuosité du geste.
Près de prendre son envol dans la création littéraire, elle ne se
sentait pas sûr d'elle.
Un peu plus
loin, au bout du quai juste avant le sable de la plage, un gros type,
la quarantaine, était descendu de son 4X4 Cayenne un
téléphone à la main. Le type avait dû être un très beau mec
dans ses jeunes années, mais s'était depuis laissé envahir par le
gras : bide, dessous de menton, cuisses. Son Lewis 501 n'arrivait
plus à grimper jusqu'en haut de ses fesses. Sûrement un type très
occupé et qui n'avait pas le temps, ou trouvait moins rentable de
s'occuper de lui-même que de ses affaires. Il parlait fort. Trop
fort. Il avait des allures de boss, presque de Parrain, avec ses
grandes lunettes de soleil Ray-Ban métallisées et son maillot de
polo argentin avec le col relevé sur la marque imprimée au revers.
C'était la mode de porter le polo col relevé sur la marque au
revers. Jeanne se rappelait une émission à la radio sur la vie des
animaux qui expliquait que chez certains petits singes, elle ne se
rappelait plus de quels singes il s'agissait, le mâle quadruplait de
volume en devenant le chef du clan. La forte corpulence était
physiologiquement présente à l'état latent chez tous les mâles
dominés et chétifs du groupe, prête à s'exprimer sitôt que l'un
d'eux accèderait à la fonction de chef. De la comm
génétique, pensa tristement Jeanne. Le gros type à la Cayenne
continuait sa conversation au téléphone comme s'il était seul au
monde. Il allait et venait nerveusement sur le quai en suivant
apparemment les mêmes 'huit' que les deux mouettes de tout à
l'heure, au restaurant. L'œil moins vif peut-être. Il plaquait son
téléphone portable sur son oreille en le tenant du bout des doigts,
comme s'il avait été brûlant, et avec le coude levé à l'équerre.
Sa grosse gourmette pendait à son poignet comme un sexe mou. Oh, ce
coude levé à l'équerre! gémit Jeanne. Quelle crânerie dans
ce coude levé très haut pour téléphoner ! Et elle ne pu
s'empêcher de repenser à ce film d'archive qu'on trouve sur Youtube
et où l'on voit Vernher Von Braun à la descente d'un avion sur le
sol américain en 1945, avec lui aussi le coude en l'air, mais
immobilisé par une atèle probablement suite à une luxation de
l'épaule. Le battu, le prisonnier, l'ingénieur du camp ennemi, le
rescapé de la débâcle allemande, a dans le film le sourire
arrogant. Il connait sa valeur, lui. Il connait son prix. Il sait que
les Américains le veulent pour leur programme spatial militaire. Il
y a de la défiance dans l'expression de satisfaction qu'il montre
devant la caméra. Le regard et le sourire sont magnétiques et ce
coude en l'air ! Le coude, il n'y pouvait rien bien sûr, mais
Jeanne ne pouvait s'empêcher de penser que c'était ici complétement
raccord avec son air de vainqueur. Le coude en l'air comme un nouveau
salut du bras pour un nouveau chef de clan. Le chef-singe sur le quai
devait aussi se faire une idée assez précise de sa valeur. Il
n'avait pas le magnétisme de Von Braun, et ce coude levé, sa grosse
bagnole insupportaient Jeanne.
Arrivée sur
la plage, Jeanne retira ses sandales et marcha sur le sable. Ses
pieds s'enfoncaient. Le sable était encore frais sous la croute
chaude.
Bottes en
caoutchouc design, pseudo-Millet, promotion mercantile de la culture,
illusions de talent, Porsche Cayenne garée en travers du quai, où
était le monde enchanté de ce matin ? Où était la fraîcheur
de l'air à la fenêtre ouverte sur la mer? Le même monde, le
même petit port de pêche donnait à Jeanne tour à tour deux faces
si différentes d'une même réalité. La profondeur du monde s'était
évanouie avec le découragement que Jeanne avait éprouvé dans le
doute de ne jamais pouvoir écrire un jour. Au retour du restaurant,
Jeanne avait eu l'impression de traverser un monde devenu le temps
d'un repas en terrasse, factice et inconsistant. Elle n'adhérait pas
à ce monde là. Tout y semblait illusion, infondé. C'était
pourtant ce même monde qu'elle avait trouvé profond et pur en
allant déjeuner deux heures auparavant. C'était comme si les
vendeurs du marché dans leur timing serré, avaient tout démonté
et remballé sur le marché. Son beau rapport au monde avec.
Si Jeanne
écrivait un jour quelque chose, qu'est-ce que ça vaudrait ?
Comment savoir si l'œuvre produite serait bonne ou si elle ne
vaudrait pas plus qu'une paire de bottes JF Millet- Aigle
Signature, une maladroite marine à l'acrylique d'étude, le
gras du bide d'un pseudo-singe dominant ? Comment savoir ?
Jeanne
marcha sur la grève un long moment. Le vent de mer soulevait ses
cheveux, levait sa jupe et ravigotait son esprit. Elle s'arrêta dans
une anse isolée. Elle se mis nue et s'allongea de tout son long au
bord de l'eau entre les rochers, laissant son corps être balloté
par le ressac. Les vagues venaient l'envelopper, irrégulières et
timides. Par moment certaines, plus hardies, la secouaient carrément,
montant l'onde amère jusqu'au bord de ses lèvres, tel le
baiser furtif d'un dieu marin. La mer refluait en glissait le long de
ses cuisses comme une robe d'étoffe légère qu'on laisse tomber à
ses chevilles avant de s'offrir à un amant. Le soleil traversait ses
paupières roses. Le calme de la petite anse et la fraîcheur de
l'eau faisaient monter une excitation en elle. Les vagues n'en
finissait pas de la déshabiller. Elle oubliait un temps la communion
perdue avec le Monde pour ne plus penser qu'à la communion des
corps. Elle pensait à des êtres qui s'enlacent et s'aiment. Une
douce et voluptueuse chaleur envahit sa chair. Des frissons couraient
sous sa peau. Elle se voyait embrasser une gourmette. Le monde
reprenait peu à peu de sa consistance. Les sensations de son corps
étaient délicieuses, bien qu'elle fut seule et dans l'impossibilité
de pouvoir les partager cet après-midi là. Mais ce n'était pas
grave. C'était bon quand même : elle éprouvait des désirs,
pas des envies.
Aubevoye (et
un port un peu comme Barfleur) 07-2015
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