Jul 25, 2015

Esquisse romanesque VI (Envie d'huîtres et de Muscadet frais)


Jeanne appela chez sa belle-mère. Virgile décrocha à la deuxième sonnerie.

- Maman !!
- Bonjour mon chéri ! Comment vas-tu ?
- Bien

Le serveur revint poser le verre de bière sur la table et une petite soucoupe à pince avec le ticket de caisse.

- Qu'est-ce que tu as fais de beau aujourd'hui ?
- Bin... j'ai joué.
- Ah ! Et tu a joué à quoi ?
- A des trucs.
- Quoi, comme trucs ?

Virgile est habituellement une vraie pipelette, capable de monopoliser la parole à table tout le temps du repas, mais au téléphone, il faut à chaque fois lui tirer les vers du nez.

- J'ai joué au Tour de France
- Tu as fais du vélo ?
- Non, mais Mémé a retrouvé des personnages de tonton Bernard, de quand il était petit.
- Humm, d'accord. Et, tu as joué où ?
- Dans la cour. Tu sais, maman, c'est le Tour de France en ce moment !
- ... Oui, je sais ! Tu ne vois pas ton copain Bruno ?
- Non, parce qu'ils arrivent que samedi (blanc)
- (blanc)
- Et toi, ça va maman ?
- Oui, mon chéri
- Tu t'amuses bien ?
- Je me repose
- Tu te reposes bien ?
- Oui, ne t'inquiètes pas ! Ça va très bien, sauf que mon petit Virgile me manque beaucoup, beaucoup !
- Toi aussi, tu me manques ! Je te passe Mémé.



Quand Virgile ne sait plus quoi dire, sa technique consiste à passer le téléphone à quelqu'un d'autre dans la pièce en lui disant : - Tiens, c'est pour toi !

- ... Tiens, c'est pour toi Mémé ...
- Je te fais de gros, gros, gros bisous mon trésor !
- Moi aussi, maman ! Je t'aime dans toute la Terre et les étoiles et les mondes sublunaires !

C'était l'expression rituelle de Virgile pour dire au revoir à sa mère au téléphone ou le soir au moment du coucher. Virgile écoutait toujours religieusement sa sœur parler de ses cours de fac. Quand Aristote avait été au programme, il avait attrapé sublunaire au passage dans la conversation. Il avait trouvé ce mot paré comme d'une dimension supplémentaire par rapport aux autres mots de son vocabulaire, avec quelque chose qui lui parlait d'immensité, d'espace et peut-être d'infini, et qu'il avait trouvé parfaitement adapté à son amour pour sa mère.

Depuis lors, Virgile avait prononcé des centaines de fois Je-t'aime-dans-toute-la-Terre-et-les-étoiles-et-les-mondes-sublunaires. L'habitude n'avait cependant pas entamé l'intensité et la ferveur avec laquelle il prononçait ces mots. L'habitude ne provoquait aucune perte d’adhérence à l'instant présent chez Virgile. Jeanne se demandait si, comme elle le croyait, l'habitude était à ce point un obstacle pour se sentir en communion avec les choses. Les pêcheurs vivent toute l'année dans l'habitude des gestes inlassablement recommencés et pourtant, qui mieux qu'eux font attention à la mer, aux courants, à la girouette des parfums du vent, à la forme du son de la cloche de l'église dans les brumes du port, à la texture de l'air, à la couleur de l'horizon qui annonce le retour de la tempête ou du beau temps. Les gens de la côte ont des petites antennes que les autres non pas, et qu'ils laissent en permanence à l'écoute de la mer et du pays comme les citadins se branchent tout la journée sur les fils d'actualité pour connaître la météo, les risques de grèves, l'état du trafic sur l'A86 ou sur le RER B,  etc. Le père Cotillon par exemple, qui n'a plus qu'un œil – on le surnomme Qu'u-nu, mais pas devant lui car il se fâcherait ! (Quand elle entendait sur surnom, Jeanne visualisait Cul nu et croyait que ça venait de quelque histoire de galipette grivoise du temps de sa jeunesse, où on l'aurait surpris les fesses à l'air, mais Qu'u-nu voulait dire simplement en patois Qu'u n'œil. Nu pour œil ).  Le père Cotillon donc, qui n'a qu'un œil, y voyait bien mieux que tous ceux qui en avaient deux, et a toujours été le premier à voir sur l'horizon le retour de marée du Cap-à-l'Amont.

Marguerite pris le téléphone. Les deux femmes parlèrent un long moment. Elles s'étaient toujours senties très liées. Les vacances de Virgile se passaient bien. Il était heureux, mais ça, Jeanne l'avait capté dès les premiers mots de son fils. Quand Virgile était tout petit, sa voix au téléphone faisait plus bébé qu'au naturel. Maintenant c'était le contraire. Sa voix avait des accents sérieux et posés que Jeanne n'avait pas remarqués avant. Virgile paraissait plus que son age au téléphone. Virgile grandissait si vite.

Quand Jeanne raccrocha. La petite silhouette générique noire sur fond gris du correspondant à l'écran marquée Marguerite, et que le téléphone proposait par défaut, lui serra le cœur. Virgile était parti. Il y a des fois où un coup de téléphone vous rapproche des être aimés et vous rebooste pour la journée, et il y des fois ou le coup de téléphone vous fait sentir l'éloignement, comme si monsieur France Télécom avait fait voyager la parole de l'autre, par quelques milliards de kilomètres et de relais supplémentaires par rapport à la liaison habituelle. Était-ce de simples aspects techniques qui, par d'infimes retards dans les liaisons dépendantes de l'état du trafic, et captés inconsciemment par l'oreille, créaient ce sentiment d'éloignement ? Était-ce une disposition du cœur, de notre cœur qui veut ternir la bonne humeur de l'autre au bout du fil, en croyant y déceler une fêlure en arrière-plan de sa voix, fêlure qu'elle n'a pas en réalité ? Peut-être était-ce aussi nos petites antennes intérieures qui se branchaient de cœur à cœur avec les antennes de celui qui vous parlait à l'autre bout du fil, échangeant joies et tristesses intérieures dans une conversation parallèle, silencieuse et souterraine qui courait sous la conversation principale ? 

Jeanne rangea son téléphone dans son sac.

Un couple vint s'assoir en terrasse à côté d'elle. La femme posa sur la table un livre broché. Jeanne jeta un œil sur la couverture. C'était un livre témoignage d'un ministre du précédent gouvernement. Le livre était peu épais. Le titre était racoleur: il promettait des révélations. L'humeur de Jeanne s'assombrit. Tout le monde écrit de nos jours pour dire sa vérité, pour témoigner, pour se défendre, pour mettre les choses au point, pour des autobiographies, des dictionnaires amoureux de ceci ou de cela, pour tout et pour rien. Les centaines de poulets, chapons, dindes, foies gras entassés sur les étagères des super-marché pourraient dégoûter à vie Jeanne de manger de la volaille. Les tonnes de nourriture stockées dans les milliers de barquettes, caissettes promotionnelles, conserves et sacs surgelés des linéaires pouvaient lui couper définitivement l'envie de se mettre un jour à table, si elle s'attardait trop dans les hypers, alors comment les milliers de livres qui s'entassaient chaque mois sur les présentoirs de Leclerc-Culture ou de la Fnac, ne l'avaient-ils pas encore vaccinée de toute envie d'écrire et d'être publiée ? Mais elle ne pensait même pas à être publiée. Peut-être ne voulait-elle écrire que pour elle. Elle n'écrirait pas de trucs perso; elle ne se mettra pas en avant comme le font les autres. Elle aimait trop les mots pour les charger d'une écœurante impudeur.  

Sur la table, la bière n'était plus très fraiche. Jeanne vit qu'elle avait perdue toute sa mousse. Elle demandera peut-être du rab de mousse dans une petite assiette. Elle sourit en se rappelant ses facéties avec le serveur à la commande. C'était vraiment un beau mec et c'était peut-être la première fois depuis de longs mois qu'elle se sentait l'humeur à draguer.

- Quand ça sera le moment d'y aller, Jeanne, tu le sauras! Lui disait son père.



Aubevoye (et un port un peu comme Barfleur) 07-2015

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