Jeanne
appela chez sa belle-mère. Virgile décrocha à la deuxième
sonnerie.
- Maman !!
- Bonjour
mon chéri ! Comment vas-tu ?
- Bien
Le serveur
revint poser le verre de bière sur la table et une petite soucoupe à
pince avec le ticket de caisse.
- Qu'est-ce
que tu as fais de beau aujourd'hui ?
- Bin...
j'ai joué.
- Ah !
Et tu a joué à quoi ?
- A des
trucs.
- Quoi, comme
trucs ?
Virgile est
habituellement une vraie pipelette, capable de monopoliser la parole
à table tout le temps du repas, mais au téléphone, il faut à
chaque fois lui tirer les vers du nez.
- J'ai joué
au Tour de France
- Tu as fais
du vélo ?
- Non, mais
Mémé a retrouvé des personnages de tonton Bernard, de quand il
était petit.
- Humm,
d'accord. Et, tu as joué où ?
- Dans la
cour. Tu sais, maman, c'est le Tour de France en ce moment !
- ... Oui,
je sais ! Tu ne vois pas ton copain Bruno ?
- Non, parce
qu'ils arrivent que samedi (blanc)
- (blanc)
- Et toi, ça
va maman ?
- Oui, mon
chéri
- Tu
t'amuses bien ?
- Je me
repose
- Tu te
reposes bien ?
- Oui, ne
t'inquiètes pas ! Ça va très bien, sauf que mon petit Virgile
me manque beaucoup, beaucoup !
- Toi aussi,
tu me manques ! Je te passe Mémé.
Quand
Virgile ne sait plus quoi dire, sa technique consiste à passer le
téléphone à quelqu'un d'autre dans la pièce en lui disant :
- Tiens, c'est pour toi !
- ...
Tiens, c'est pour toi Mémé
...
- Je te fais
de gros, gros, gros bisous mon trésor !
- Moi aussi,
maman ! Je t'aime dans toute la Terre et les étoiles et les
mondes sublunaires !
C'était
l'expression rituelle de Virgile pour dire au revoir à sa mère au
téléphone ou le soir au moment du coucher. Virgile écoutait
toujours religieusement sa sœur parler de ses cours de fac. Quand
Aristote avait été au programme, il avait attrapé sublunaire au
passage dans la conversation. Il avait trouvé ce mot paré comme
d'une dimension supplémentaire par rapport aux autres mots de son
vocabulaire, avec quelque chose qui lui parlait d'immensité,
d'espace et peut-être d'infini, et qu'il avait trouvé parfaitement
adapté à son amour pour sa mère.
Depuis lors,
Virgile avait prononcé des centaines de fois
Je-t'aime-dans-toute-la-Terre-et-les-étoiles-et-les-mondes-sublunaires.
L'habitude n'avait cependant pas entamé l'intensité et la ferveur
avec laquelle il prononçait ces mots. L'habitude ne provoquait
aucune perte d’adhérence à l'instant présent chez
Virgile. Jeanne se demandait si, comme elle le croyait, l'habitude
était à ce point un obstacle pour se sentir en communion avec les
choses. Les pêcheurs vivent toute l'année dans l'habitude des
gestes inlassablement recommencés et pourtant, qui mieux qu'eux font
attention à la mer, aux courants, à la girouette des parfums du
vent, à la forme du son de la cloche de l'église dans les brumes du port, à la
texture de l'air, à la couleur de l'horizon qui annonce le retour de
la tempête ou du beau temps. Les gens de la côte ont des petites
antennes que les autres non pas, et qu'ils laissent en permanence à
l'écoute de la mer et du pays comme les citadins se branchent tout
la journée sur les fils d'actualité pour connaître la météo, les
risques de grèves, l'état du trafic sur l'A86 ou sur le RER B, etc. Le père
Cotillon par exemple, qui n'a plus qu'un œil – on le surnomme
Qu'u-nu, mais pas
devant lui car il se fâcherait ! (Quand elle entendait sur surnom, Jeanne visualisait Cul nu et croyait que ça venait de quelque histoire de galipette grivoise du temps de sa
jeunesse, où on l'aurait surpris les fesses à l'air, mais Qu'u-nu
voulait dire simplement en patois Qu'u n'œil. Nu pour
œil ). Le père Cotillon donc, qui n'a qu'un œil, y voyait
bien mieux que tous ceux qui en avaient deux, et a toujours été le
premier à voir sur l'horizon le retour de marée du Cap-à-l'Amont.
Marguerite
pris le téléphone. Les deux femmes parlèrent un long moment. Elles
s'étaient toujours senties très liées. Les vacances de Virgile se
passaient bien. Il était heureux, mais ça, Jeanne l'avait capté
dès les premiers mots de son fils. Quand Virgile était tout petit, sa voix au téléphone faisait plus bébé qu'au naturel. Maintenant c'était le contraire. Sa voix avait des accents sérieux et posés que Jeanne n'avait pas remarqués avant. Virgile paraissait plus que son age au téléphone. Virgile grandissait si vite.
Quand Jeanne
raccrocha. La petite silhouette générique noire sur fond gris du
correspondant à l'écran marquée
Marguerite, et que le téléphone proposait par défaut, lui serra le cœur. Virgile était parti. Il y a
des fois où un coup de téléphone vous rapproche des être aimés
et vous rebooste pour la journée, et il y des fois ou le coup de
téléphone vous fait sentir l'éloignement, comme si monsieur France
Télécom avait fait voyager la parole de l'autre, par quelques
milliards de kilomètres et de relais supplémentaires par rapport à
la liaison habituelle. Était-ce de simples aspects techniques qui,
par d'infimes retards dans les liaisons dépendantes de l'état du
trafic, et captés inconsciemment par l'oreille, créaient ce
sentiment d'éloignement ? Était-ce une disposition du cœur,
de notre cœur qui veut ternir la bonne humeur de l'autre au bout du fil,
en croyant y déceler une fêlure en arrière-plan de sa voix, fêlure
qu'elle n'a pas en réalité ? Peut-être était-ce aussi nos petites
antennes intérieures qui se branchaient de cœur à cœur avec les
antennes de celui qui vous parlait à l'autre bout du fil, échangeant
joies et tristesses intérieures dans une conversation parallèle, silencieuse et
souterraine qui courait sous la conversation principale ?
Jeanne
rangea son téléphone dans son sac.
Un couple
vint s'assoir en terrasse à côté d'elle. La femme posa sur la
table un livre broché. Jeanne jeta un œil sur la couverture.
C'était un livre témoignage d'un ministre du précédent
gouvernement. Le livre était peu épais. Le titre était racoleur: il promettait des révélations. L'humeur de Jeanne s'assombrit.
Tout le monde écrit de nos jours pour dire sa vérité, pour
témoigner, pour se défendre, pour mettre les choses au point, pour
des autobiographies, des dictionnaires amoureux de ceci ou de cela,
pour tout et pour rien. Les centaines de poulets, chapons, dindes,
foies gras entassés sur les étagères des super-marché pourraient
dégoûter à vie Jeanne de manger de la volaille. Les tonnes de nourriture stockées dans les milliers de barquettes,
caissettes promotionnelles, conserves et sacs surgelés des linéaires
pouvaient lui couper définitivement l'envie de se mettre un jour à
table, si elle s'attardait trop dans les hypers, alors comment les
milliers de livres qui s'entassaient chaque mois sur les présentoirs
de Leclerc-Culture ou de la Fnac, ne l'avaient-ils pas encore
vaccinée de toute envie d'écrire et d'être publiée ?
Mais elle ne pensait même pas à être publiée. Peut-être
ne voulait-elle écrire que pour elle. Elle n'écrirait pas de trucs perso; elle ne se mettra pas en avant comme le font les autres. Elle aimait trop les mots pour les charger d'une écœurante impudeur.
Sur la
table, la bière n'était plus très fraiche. Jeanne vit qu'elle avait perdue toute sa
mousse. Elle demandera peut-être du rab de mousse dans une petite assiette. Elle sourit en se rappelant ses facéties avec le serveur à
la commande. C'était vraiment un beau mec et c'était peut-être la première
fois depuis de longs mois qu'elle se sentait l'humeur à draguer.
- Quand
ça sera le moment d'y aller, Jeanne, tu le sauras! Lui disait son père.
Aubevoye
(et un port un peu comme Barfleur) 07-2015
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