Jeanne avait
accumulée des milliers de notes, des milliers de réflexions dans
ses carnets et se sentait l’envie d’écrire quelque chose qui
rassemblerait toutes ces pièces éparses et leur donnerait une
unité. Un roman peut-être ? Oui, pourquoi pas un roman ?
Un roman sur ce qui avait depuis le début constitué, de près ou de
loin, le seul et unique sujet de toutes ses notes.
Le serveur
vint à sa table en traversant la terrasse avec son plateau qu'il
faisait filer dans l’air comme une soucoupe volante S.F. poursuivi
par des avions de l’USAF, et qui semblait artificiellement scotchée
à la paume de sa main
-
Bonjour. Qu’est-ce qu’on mange ce midi? dit-il enjoué.
Il usait pour
la première fois avec Jeanne de ce ‘on’ qui est une façon de
parler à la fois ordinaire, bien qu’un peu familière, voir
grossière dans certains cas, mais dont le double sens, si on prenait
‘on’ pour ‘nous deux’, pouvait laisser penser qu’il
s’imaginait bien déjeuner en tête à tête avec Jeanne ce midi.
Jeanne avait depuis le début de l’été apprécié ce serveur pour
son efficacité, son élégance dans le service, sa discrétion et
son humour fin et décalé, aussi le ‘on’ un peu vulgaire
l’interpella. Qu'avait-elle de particulier aujourd'hui qui avait
mis le serveur en appétit ? Le débardeur un peu ample? Un
petit warning lumineux s’alluma au fond de sa tête.
-
Bonjour, eh bien, je prendrai l’assiette d’huîtres avec une
demi-bouteille de Muscadet et une carafe d’eau, s’il vous plait
... et du beurre, aussi. S’il vous plait.
-
Bien madame. Voulez-vous que je déplace un peu votre table pour que
vous puissiez voir la télé ? dit-il avec un léger sourire au
coin des lèvres qui relativisait toute la prévenance de sa
demande.
On fond de la
salle, un écran était allumé mais on n’avait pas mis le son.
Jeanne pensa : ça c’est humour deuxième degré. On ne
sort pas un carnet de notes et un livre pour regarder la télé.
J’aime bien !
-
Non, merci ! Ça ira.
-
Vous ne souhaitez pas voir le départ de l’étape de Tour ?
Il insiste !
Humour quatrième degré. Jeanne était amusée, on avait pris
deux degrés d’un coup ! Elle donnerait bien le change dans le
genre on dévale ensemble la pente des degrés, mais elle ne
savait pas toujours le faire à brûle-pourpoint. Et puis, elle ne
voulait pas trop entrer dans le jeu de ce garçon parce que tout en
passant commande, le petit warning du fond de ses pensées était
passé au rouge vif et on annonçait dans tous les couloirs
intérieurs de sa tête « Attention message au personnel !
Serveur en mode drague. Je répète. Serveur en mode
drague ».
-
Franchement non merci, ça ne m’intéresse pas de voir des types
qui se dopent. Si je devais suivre ça, ce serait éventuellement
pour les beaux paysages qu’ils traversent.
- Mais on utilise aussi des engrais dans les champs qu'ils traversent ! répondit le garçon faussement sérieux.
Jeanne sourit.
Ah! Ah! J’adore ton humour mec ! je ne te le montrerai pas
mais bravo quand même ! Le garçon battit en retraite.
-
Alors nous disons une assiette, une demie Muscadet et une carafe
d’eau (le ‘nous’ n’avait pas le double sens du ‘on’ de
tout à l’heure). C’est comme si c’était fait !
Jeanne revint
à ses pensées.
Si elle devait
faire un roman, ce serait celui d’un personnage, homme ou femme,
qui cherche, ou trouve, ou approfondit son rapport intime au monde
(et monde serait écrit monde au début, puis Monde avec une
majuscule à partir d’un certain moment du roman,). Parce que c’est
de cela que toutes les notes de Jeanne parlaient : de cette joie
d'adhérer au Monde dans les petits riens de tous les jours, dans ces
moments hors du Temps qui se glissent dans les journées ordinaires;
l’ordinaire qui devient énigmatiquement beau quand on s’y arrête
avec l’œil déchargé de tout le poids de l’habitude.
-
En fait, tu veux refaire du Proust, ma vieille ! se dit-elle.
- Non, non, ce
n’est pas ça ! Ce n’est pas ça ! Ce n’est pas une
histoire de Temps comme chez Proust, mais une histoire sur le rapport
du personnage à l’Eternité, à Dieu, à l’Amour, à une forme
d’Absolu, à l’Art, aux autres, aux proches qui semblent parfois
glisser et s’enfuir, eux, dans les flots du Temps. Le rapport au
Temps ne serait qu’indirect, comme évoqué en creux. Je ne sais
pas comment le dire, mais je le sens en moi. D’ailleurs, si je le
savais, j’écrirais !
Le serveur
revint avec sa commande.
-
Et une assiette, une demie Muscadet et une carafe d'eau. Je vous
apporte le beurre tout de suite.
Il déboucha
la bouteille avec des gestes habiles et versa un peu de vin dans le
verre de Jeanne. Elle se plia au rituel du test pour savoir si le vin
était bouchonné, bien qu’elle ne savait pas toujours détecter
l’odeur du bouchon. Mais le muscadet lui sembla bon et
délicieusement frais, sans acidité. Elle dit que c’était OK et
le serveur plongea la bouteille dans la glace. Le bruit des glaçons
qui s’entre-choquèrent dans l'eau du seau, sous la pression de la
bouteille, donna à Jeanne un désir de froid sur sa peau, d'avoir la
chair de poule, de bain dans la mer, d’être nue dans la brise.
Le garçon
apporta le beurre et s’éclipsa après lui avoir souhaité un 'bon
appétit' où plus aucune suspicion de drague ne restait.-
- Pour la télé
c’est sans regrets ? dit-il quand même avec un franc sourire.
-
Non … merci ! dit Jeanne maintenant en confiance et
contrefaisant une légère hésitation.
Jeanne pris
une première huître. La petite valve grise contenait tout un monde,
le parfum des brises côtières, l’amertume de la vague, le frais
d’une grotte marine avec de légères saveurs d’algue et de
granit. Elle croqua et reçut sur le palais le goût puissant, iodé
et pierreux de l’huître sauvage. Elle trempa ses lèvres dans son
verre. Les notes minérales du vin s’accommodaient parfaitement aux
huitres. Tout n’était que fraîcheur marine à sa table, quand
au-dessus du store le soleil de midi dardait de ses rayons.
Ses pensées
reprirent leur cours :
-
Mais qui aurait envie de lire un roman sur le rapport au monde dans
l’ordinaire le plus ordinaire ? Une histoire des plus banales,
sans suspens, sans rebondissements pouvait très bien faire
l’affaire. Qui voudra lire ça ? Comment donner envie
de lire ça ?
Comment ne pas risquer d’ennuyer à mourir le lecteur? Comment
ne pas en faire une œuvre nombriliste ? Ne devrais-je pas m’en
tenir à ces carnets noirs qui ne trouveront lecteur qu'une fois
parés de l’étrangeté de leur alignement sur l’étagère de mon
bureau dans la solennité de la mort que prennent les objets d'un
défunt, quand il faudra débarrasser l’appartement après mon
décès ?
Jeanne se
sentit découragée. Elle se perdait avec toutes ses questions qui
tournaient à toute vitesse dans sa tête. L’agitation intérieure
la fatiguait et ne fournissait aucunes réponses. Elle émergea enfin
de ses pensées. Son verre était vide. Elle souleva la bouteille.
Des gouttes d'eau tombèrent du culot en faisant plic-ploc dans le
seau! La bouteille était vide. Les coquilles d’huitres avaient été
méthodiquement empilées sur le bord de l’assiette. Elle ne
s’était pas vu boire, ni même vider son assiette. Jeanne avait
temporairement perdu son adhérence au monde.
Aubevoye (et
un port un peu comme Barfleur) 07-2015
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