Jul 20, 2015

Esquisse romanesque III (Envie d'huîtres et de Muscadet frais)



Jeanne avait accumulée des milliers de notes, des milliers de réflexions dans ses carnets et se sentait l’envie d’écrire quelque chose qui rassemblerait toutes ces pièces éparses et leur donnerait une unité. Un roman peut-être ? Oui, pourquoi pas un roman ? Un roman sur ce qui avait depuis le début constitué, de près ou de loin, le seul et unique sujet de toutes ses notes.
Le serveur vint à sa table en traversant la terrasse avec son plateau qu'il faisait filer dans l’air comme une soucoupe volante S.F. poursuivi par des avions de l’USAF, et qui semblait artificiellement scotchée à la paume de sa main
- Bonjour. Qu’est-ce qu’on mange ce midi? dit-il enjoué.


Il usait pour la première fois avec Jeanne de ce ‘on’ qui est une façon de parler à la fois ordinaire, bien qu’un peu familière, voir grossière dans certains cas, mais dont le double sens, si on prenait ‘on’ pour ‘nous deux’, pouvait laisser penser qu’il s’imaginait bien déjeuner en tête à tête avec Jeanne ce midi. Jeanne avait depuis le début de l’été apprécié ce serveur pour son efficacité, son élégance dans le service, sa discrétion et son humour fin et décalé, aussi le ‘on’ un peu vulgaire l’interpella. Qu'avait-elle de particulier aujourd'hui qui avait mis le serveur en appétit ? Le débardeur un peu ample? Un petit warning lumineux s’alluma au fond de sa tête.
- Bonjour, eh bien, je prendrai l’assiette d’huîtres avec une demi-bouteille de Muscadet et une carafe d’eau, s’il vous plait ... et du beurre, aussi. S’il vous plait. 
- Bien madame. Voulez-vous que je déplace un peu votre table pour que vous puissiez voir la télé ? dit-il avec un léger sourire au coin des lèvres qui relativisait toute la prévenance de sa demande. 


On fond de la salle, un écran était allumé mais on n’avait pas mis le son. Jeanne pensa : ça c’est humour deuxième degré. On ne sort pas un carnet de notes et un livre pour regarder la télé. J’aime bien !
- Non, merci ! Ça ira. 
- Vous ne souhaitez pas voir le départ de l’étape de Tour ?


Il insiste ! Humour quatrième degré. Jeanne était amusée, on avait pris deux degrés d’un coup ! Elle donnerait bien le change dans le genre on dévale ensemble la pente des degrés, mais elle ne savait pas toujours le faire à brûle-pourpoint. Et puis, elle ne voulait pas trop entrer dans le jeu de ce garçon parce que tout en passant commande, le petit warning du fond de ses pensées était passé au rouge vif et on annonçait dans tous les couloirs intérieurs de sa tête « Attention message au personnel ! Serveur en mode drague. Je répète. Serveur en mode drague ».
- Franchement non merci, ça ne m’intéresse pas de voir des types qui se dopent. Si je devais suivre ça, ce serait éventuellement pour les beaux paysages qu’ils traversent.  

- Mais on utilise aussi des engrais dans les champs qu'ils traversent ! répondit le garçon faussement sérieux.


Jeanne sourit. Ah! Ah! J’adore ton humour mec ! je ne te le montrerai pas mais bravo quand même ! Le garçon battit en retraite.
- Alors nous disons une assiette, une demie Muscadet et une carafe d’eau (le ‘nous’ n’avait pas le double sens du ‘on’ de tout à l’heure). C’est comme si c’était fait !


Jeanne revint à ses pensées.
Si elle devait faire un roman, ce serait celui d’un personnage, homme ou femme, qui cherche, ou trouve, ou approfondit son rapport intime au monde (et monde serait écrit monde au début, puis Monde avec une majuscule à partir d’un certain moment du roman,). Parce que c’est de cela que toutes les notes de Jeanne parlaient : de cette joie d'adhérer au Monde dans les petits riens de tous les jours, dans ces moments hors du Temps qui se glissent dans les journées ordinaires; l’ordinaire qui devient énigmatiquement beau quand on s’y arrête avec l’œil déchargé de tout le poids de l’habitude.
- En fait, tu veux refaire du Proust, ma vieille ! se dit-elle.


- Non, non, ce n’est pas ça ! Ce n’est pas ça ! Ce n’est pas une histoire de Temps comme chez Proust, mais une histoire sur le rapport du personnage à l’Eternité, à Dieu, à l’Amour, à une forme d’Absolu, à l’Art, aux autres, aux proches qui semblent parfois glisser et s’enfuir, eux, dans les flots du Temps. Le rapport au Temps ne serait qu’indirect, comme évoqué en creux. Je ne sais pas comment le dire, mais je le sens en moi. D’ailleurs, si je le savais, j’écrirais !
Le serveur revint avec sa commande.
- Et une assiette, une demie Muscadet et une carafe d'eau. Je vous apporte le beurre tout de suite.


Il déboucha la bouteille avec des gestes habiles et versa un peu de vin dans le verre de Jeanne. Elle se plia au rituel du test pour savoir si le vin était bouchonné, bien qu’elle ne savait pas toujours détecter l’odeur du bouchon. Mais le muscadet lui sembla bon et délicieusement frais, sans acidité. Elle dit que c’était OK et le serveur plongea la bouteille dans la glace. Le bruit des glaçons qui s’entre-choquèrent dans l'eau du seau, sous la pression de la bouteille, donna à Jeanne un désir de froid sur sa peau, d'avoir la chair de poule, de bain dans la mer, d’être nue dans la brise. 


Le garçon apporta le beurre et s’éclipsa après lui avoir souhaité un 'bon appétit' où plus aucune suspicion de drague ne restait.-
- Pour la télé c’est sans regrets ? dit-il quand même avec un franc sourire.
- Non … merci ! dit Jeanne maintenant en confiance et contrefaisant une légère hésitation.


Jeanne pris une première huître. La petite valve grise contenait tout un monde, le parfum des brises côtières, l’amertume de la vague, le frais d’une grotte marine avec de légères saveurs d’algue et de granit. Elle croqua et reçut sur le palais le goût puissant, iodé et pierreux de l’huître sauvage. Elle trempa ses lèvres dans son verre. Les notes minérales du vin s’accommodaient parfaitement aux huitres. Tout n’était que fraîcheur marine à sa table, quand au-dessus du store le soleil de midi dardait de ses rayons.
Ses pensées reprirent leur cours :
- Mais qui aurait envie de lire un roman sur le rapport au monde dans l’ordinaire le plus ordinaire ? Une histoire des plus banales, sans suspens, sans rebondissements pouvait très bien faire l’affaire. Qui voudra lire ça ? Comment donner envie de lire ça ? Comment ne pas risquer d’ennuyer à mourir le lecteur? Comment ne pas en faire une œuvre nombriliste ? Ne devrais-je pas m’en tenir à ces carnets noirs qui ne trouveront lecteur qu'une fois parés de l’étrangeté de leur alignement sur l’étagère de mon bureau dans la solennité de la mort que prennent les objets d'un défunt, quand il faudra débarrasser l’appartement après mon décès ?


Jeanne se sentit découragée. Elle se perdait avec toutes ses questions qui tournaient à toute vitesse dans sa tête. L’agitation intérieure la fatiguait et ne fournissait aucunes réponses. Elle émergea enfin de ses pensées. Son verre était vide. Elle souleva la bouteille. Des gouttes d'eau tombèrent du culot en faisant plic-ploc dans le seau! La bouteille était vide. Les coquilles d’huitres avaient été méthodiquement empilées sur le bord de l’assiette. Elle ne s’était pas vu boire, ni même vider son assiette. Jeanne avait temporairement perdu son adhérence au monde.
Aubevoye (et un port un peu comme Barfleur) 07-2015

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