Jul 18, 2015

Esquisse romanesque II (Envie d'huîtres et de Muscadet frais)


Jeanne descendit sur le quai. Les bateaux se préparaient à la marée. Le Cap-à-l'Amont ronronnait déjà tranquillement au bout de la jetée. La pompe de refroidissement du moteur rejetait l'eau du circuit au tableau arrière, sans interruption, comme si l'on eut laissé ouvert en grand le robinet de l'évier du carré. Les frères Cotillon s'activaient à quai. On se préparait à prendre la mer. Jeanne les salua en passant. L'ainé répondit d'un air bourru ; le plus jeune leva à peine la tête et marmonna un bonjour avec un bref regard en coin. Ici, un salut glacial ne veut pas dire que l'on est en froid avec celui qu'on salue, c'est même souvent le contraire ; Ici, on est bourru par principe, par précaution, pour ne pas se laisser marcher sur les pieds dès le matin. Après avoir marquée cette réserve, on en reviendra, mais plus tard dans la journée, avec un mot amical, lâché le visage fermé pour amuser du contraste, ou avec une petite plaisanterie à froid égayée d'un fin sourire en coin. Le soir venu, on payera un coup T'cheu Véronique au bar du port. On proposera de mettre de côté une pouque de moules ou des crabes à la prochaine débarque.

Du bassin maintenant envahi par les flots, montaient des relents d'iode et de gasoil, mêlées d'une odeur piquante et ammoniaquée de poisson avarié. Sur le quai, la brise de mer qui s'était levée poussait de ses parfums frais, salés et minéraux, les lourdes effluves des travailleurs de la mer. Dans le mélange des fragrances sur la jetée, dans cet air fin et léger qui glissait sur les pierres du quai, Jeanne retrouva en note de fond, le goût humide et fade de l'eau-du-vase-des-fleurs de son enfance, critère absolu de la mauvaise odeur quand elle était petite, mais qu'elle aimait maintenant parce qu'elle lui rappelait les cryptes sombres des vieilles églises romanes. Cette évocation du passé la fit frissonner de plaisir. Elle se sourit. Jeanne allait d'un pas léger entre les aussières des bateaux frappées aux anneaux du quai et les camionnettes aux portières grandes ouvertes sur les caisses en polystyrène encore à embarquer. Elle entra dans la bulle orangée de la terrasse du restaurant, sous le store qu'on avait tiré. Au loin la mer avait le bleu profond d'un émail XVIIIième. Orange du store et bleu de la mer : la parfaite composition basée sur les complémentaires. Cette pensée transporta Jeanne quelques instants dans l'atelier de dessin où elle suivait des cours toute l'année.

De nombreuses tables du restaurant étaient déjà occupées, comme à chaque fois à cette heure-ci les jours de marché. Jeanne appréciait cette demi-solitude, ce demi-anonymat des mardis parmi la foule des touristes, des commerçants et des pêcheurs. Trois catégories de gens qui se côtoyaient mais ne se mélangeaient pas, comme les trois ordres des citées médiévales. On savait rester à sa place, condition nécessaire à la quiétude et à la prospérité de la ville. Jeanne s'assit au coin de la terrasse d'où l'on pouvait observer la rue et le port. La table était tendue d'une lourde nappe de gros coton blanc. L'épaisseur et l'empois de la serviette aiguisa son appétit. La réverbération de la lumière sur le blanc du linge lui faisait mal aux yeux. Elle mit ses lunettes de soleil. Elle avait un look de star américaine East-coast. Sur le côté du restaurant, dans l'ombre de la ruelle qui sentait la pierre mouillée des vieilles caves, on avait disposé un plan de travail sous un point d'eau, et un commis en bottes de caoutchouc blanc et grand tablier de plastique bleu écaillait des huitres à une incroyable vitesse. Et à côté, avec des pas d'arpenteur comptant ses enjambées, deux mouettes allaient et venaient à distance du plan de travail, suivant sur le sol de grands huit imaginaires comme tracés sur le pavé de la ruelle, et qu'elles seules semblaient voir. Elles se donnaient des airs absentes, comme absorbées dans de profondes pensées, mais on devinait une fixité, une extrême tension dans leur petit œil noir qui suivait le va-et-vient du couteau du commis.

Jeanne sorti son téléphone de son grand sac noir et le posa sur la table après avoir vérifié si elle avait eu des nouveaux messages. Elle sortit son carnet Moleskine (modèle noir à couverture souple, signet, sans ligne et élastique de fermeture). Les trois quarts du carnet étaient déjà remplis de pages gaufrées par la pression du stylo qui avait filé l'encre sur le papier au rythme rapide de ce rouet intérieur lancé par la bousculade de ses idées, quand elle écrivait dans l'excitation. Elle sortit son livre, Les mémoires d'Hadrien, écorné aux nombreuses pages où elle s'était promise de relever les belles et émouvantes phrases de la prose de Yourcenar. A la table d'à côté, un vieux couple déjeunait d'un plateau de fruits de mer. Près d'eux, on avait disposé sur un trépied, une bouteille de vin dans un sceau à glace avec une serviette posée par-dessus, en travers. Il y avait des gouttelettes d'humidité sur l'extérieur du sceau : le vin devait être bien frais. La femme plongea une patte de crabe dans un bol de mayonnaise. L'homme s'essuya élégamment la bouche avec la pointe de sa serviette et demanda si elle voulait encore un peu de vin en couvrant doucement de sa main, la main de la femme. Jeanne les trouva adorables. C'est beau aussi la tendresse dans un vieux couple. Mais ce n'était peut-être pas encore un vieux couple ? Peut-être, après de longues années de solitude, après une séparation ou un veuvage, une traversée du désert, comme on dit, s'étaient-ils rencontrés il y a seulement un mois sur Meetic ? Peut-être étaient-ils dans ce temps si beau et si pétillant de la découverte de l'autre ? Et qu'importe d'ailleurs, le geste était là.

Jeanne n'avait pas prononcé un mot de la matinée hormis le salut aux frères Cotillon. Ce matin, elle était tout regard, toute sensation, toute attention à l'extérieur. Elle aimait ces longs silences qui en se prolongeant, lui donnaient l'impression que plus aucun mot ne pourrait jamais franchir le seuil de sa bouche, que c'était mécaniquement devenu impossible. Il y avait une sorte de joie à sentir sa parole scellées sur les mots non-dits qui préservaient l'intensité des sensations éprouvées. Parler? Il faudra bien pour passer commande. Elle sera surprise du son de sa propre voix.

Jeanne était excitée ce matin : excitée par la faim qui creusait délicieusement son ventre, excitée par la nonchalance du rythme de sa journée, excitée par la brise marine qui traversait la rue et glissait jusque sous les bretelles de son débardeur, excitée par l'envie de création littéraire.

Écrire? Peut-être ...

Aubevoye (et un port comme Barfleur, en rêve) - 07/2015

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