Jeanne descendit sur le
quai. Les bateaux se préparaient à la marée. Le Cap-à-l'Amont
ronronnait déjà tranquillement au bout de la jetée. La pompe de
refroidissement du moteur rejetait l'eau du circuit au tableau
arrière, sans interruption, comme si l'on eut laissé ouvert en
grand le robinet de l'évier du carré. Les frères Cotillon
s'activaient à quai. On se préparait à prendre la mer. Jeanne les salua en passant. L'ainé répondit
d'un air bourru ; le plus jeune leva à peine la tête et
marmonna un bonjour avec un bref regard en coin. Ici, un salut
glacial ne veut pas dire que l'on est en froid avec celui qu'on
salue, c'est même souvent le contraire ; Ici, on est bourru par
principe, par précaution, pour ne pas se laisser marcher sur les
pieds dès le matin. Après avoir marquée cette réserve, on en
reviendra, mais plus tard dans la journée, avec un mot amical, lâché
le visage fermé pour amuser du contraste, ou avec une petite
plaisanterie à froid égayée d'un fin sourire en coin. Le soir
venu, on payera un coup T'cheu Véronique au bar du port. On proposera de mettre de côté une
pouque de moules ou des crabes à la prochaine débarque.
Du bassin maintenant
envahi par les flots, montaient des relents d'iode et de gasoil, mêlées d'une odeur piquante et ammoniaquée de poisson avarié. Sur
le quai, la brise de mer qui s'était levée poussait de ses parfums
frais, salés et minéraux, les lourdes effluves des travailleurs de
la mer. Dans le mélange des fragrances sur la jetée, dans cet air
fin et léger qui glissait sur les pierres du quai, Jeanne retrouva
en note de fond, le goût humide et fade de l'eau-du-vase-des-fleurs
de son enfance, critère absolu de la mauvaise odeur quand elle était petite, mais qu'elle aimait maintenant parce qu'elle lui rappelait les cryptes sombres des vieilles églises romanes. Cette évocation
du passé la fit frissonner de plaisir. Elle se sourit. Jeanne allait
d'un pas léger entre les aussières des bateaux frappées aux
anneaux du quai et les camionnettes aux portières grandes ouvertes
sur les caisses en polystyrène encore à embarquer. Elle entra dans la
bulle orangée de la terrasse du restaurant, sous le store qu'on avait
tiré. Au loin la mer avait le bleu profond d'un émail XVIIIième.
Orange du store et bleu de la mer : la parfaite composition
basée sur les complémentaires. Cette pensée transporta Jeanne
quelques instants dans l'atelier de dessin où elle
suivait des cours toute l'année.
De nombreuses tables
du restaurant étaient déjà occupées, comme à chaque fois à cette heure-ci
les jours de marché. Jeanne appréciait cette demi-solitude, ce
demi-anonymat des mardis parmi la foule des touristes, des commerçants et des
pêcheurs. Trois catégories de gens qui se côtoyaient mais ne se
mélangeaient pas, comme les trois ordres des citées médiévales. On savait rester à sa place, condition nécessaire à la quiétude et à la prospérité de la ville. Jeanne s'assit au coin de la terrasse d'où l'on
pouvait observer la rue et le port. La table était tendue d'une lourde nappe de gros coton
blanc. L'épaisseur et l'empois de la serviette aiguisa son appétit. La réverbération de la lumière sur le blanc du linge lui faisait mal aux yeux. Elle mit ses lunettes de soleil. Elle avait un look de star américaine East-coast. Sur le côté du
restaurant, dans l'ombre de la ruelle qui sentait la pierre mouillée
des vieilles caves, on avait disposé un plan de travail sous un
point d'eau, et un commis en bottes de caoutchouc blanc et grand
tablier de plastique bleu écaillait des huitres à une incroyable
vitesse. Et à côté, avec des pas d'arpenteur comptant ses enjambées, deux
mouettes allaient et venaient à distance du plan de travail, suivant
sur le sol de grands huit imaginaires comme tracés sur le pavé de la ruelle,
et qu'elles seules semblaient voir. Elles se donnaient des airs
absentes, comme absorbées dans de profondes pensées, mais on devinait
une fixité, une extrême tension dans leur petit œil noir qui
suivait le va-et-vient du couteau du commis.
Jeanne sorti son
téléphone de son grand sac noir et le posa sur la table après
avoir vérifié si elle avait eu des nouveaux messages. Elle sortit son
carnet Moleskine (modèle noir à couverture souple, signet, sans
ligne et élastique de fermeture). Les trois quarts du carnet étaient
déjà remplis de pages gaufrées par la pression du stylo qui avait
filé l'encre sur le papier au rythme rapide de ce rouet intérieur
lancé par la bousculade de ses idées, quand elle écrivait dans
l'excitation. Elle sortit son livre, Les mémoires d'Hadrien, écorné aux nombreuses pages où elle s'était promise de relever les belles et émouvantes phrases de la prose de Yourcenar. A la table d'à côté, un vieux couple déjeunait d'un
plateau de fruits de mer. Près d'eux, on avait disposé sur un
trépied, une bouteille de vin dans un sceau à glace avec une
serviette posée par-dessus, en travers. Il y avait des gouttelettes
d'humidité sur l'extérieur du sceau : le vin devait être bien
frais. La femme plongea une patte de crabe dans un bol de mayonnaise.
L'homme s'essuya élégamment la bouche avec la pointe de sa serviette
et demanda si elle voulait encore un peu de vin en couvrant doucement
de sa main, la main de la femme. Jeanne les trouva adorables. C'est
beau aussi la tendresse dans un vieux couple. Mais ce n'était
peut-être pas encore un vieux couple ? Peut-être, après de longues
années de solitude, après une séparation ou un veuvage, une
traversée du désert, comme on dit, s'étaient-ils rencontrés il y
a seulement un mois sur Meetic ? Peut-être étaient-ils dans ce temps si beau et si pétillant de la découverte de l'autre ? Et qu'importe d'ailleurs, le geste était là.
Jeanne n'avait pas prononcé un mot de la matinée hormis le salut aux frères Cotillon. Ce matin, elle était tout regard, toute sensation, toute attention à l'extérieur. Elle aimait ces longs silences qui en se prolongeant, lui donnaient l'impression que plus aucun mot ne pourrait jamais franchir le seuil de sa bouche, que c'était mécaniquement devenu impossible. Il y avait une sorte de joie à sentir sa parole scellées sur les mots non-dits qui préservaient l'intensité des sensations éprouvées. Parler? Il faudra bien pour passer commande. Elle sera surprise du son de sa propre voix.
Jeanne était excitée ce
matin : excitée par la faim qui creusait délicieusement son
ventre, excitée par la nonchalance du rythme de sa journée, excitée par
la
brise marine qui traversait la rue et glissait jusque sous les bretelles
de son débardeur, excitée par l'envie de création littéraire.
Écrire? Peut-être ...
Aubevoye (et un port comme Barfleur, en rêve) - 07/2015
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