Feb 19, 2019

L'iris de Suze




         Maintenant l'été s'étalait lourdement. Les vallées sombraient sous une lumière violette. Des orages grommelaient dans le fond. Les sommets restèrent longtemps clairs et acides mais la chaleur monta; enfin, elle passa la lisière haute de la forêt et elle trembla à cinquante mètres de l'abreuvoir; son air dépoli brouilla l'herbe et les rochers. Les insectes stridents s'exaspérèrent, même la nuit.
          Un beau jour, ils se turent d'un coup. "Nous avons de la visite", dit-il. C'était un nuage couleur de vin. Il surmontait la montagne. Il arrivait à toute vitesse. Il éclata contre les rochers; il s’effilocha en soufflant comme un chat. Il jeta une poignée de pluie presque sèche, plus dure que du gravier et il s'enfuit en lambeaux dans un azur brusquement écartelé de safran. Les bruit des insectes reprit en hésitant; quelques grosses sauterelles s'envolèrent; leurs ailes rouges éclataient.
         Des moutons quittèrent les pâturages du sommet; ils s'approchèrent de la maison. Ils vinrent renifler Louiset. Ils restèrent immobiles; ils interrogeaient; "Et alors, leur dit Louiset, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?" Ils s'en allèrent la tête basse.
          Pendant la nuit tout le troupeau redescendit. Au matin il s'était entassé dans une cuvette, loin des rochers. Il n'y avait pas le moindre vent; les plus minces brins d'herbe étaient raides comme des pointes de herse; le pelage des hêtres qui, d'ordinaire, chatoie à la plus légère haleine restait immobile, métallique et glacé.
          Tout le mouvement était dans le ciel. Les nuages paraissaient animés de leur propre colère; ils continuaient à arriver à bride abattue, difforment et gesticulants, traînant avec eux une lumière décomposée. Les moutons se cachaient dans la laine du troupeau et se serraient de plus en plus les uns contre les autres; les chiens tendaient le nez comme pour hurler mais ne donnaient qu’un jappement bref.
          Un nuage gras se dandina lentement. il tomba sur la montagne comme un plomb. Il se traîna sur le rocher en lui arrachant des étincelles éparses; une foudre lente sauta à ras de terre comme un crapaud.
       Louiset eu juste le temps de dire:"ça va dégringoler!". Ils furent abasourdis par un silence particulier, puis le fracas fut entonné à pleine voix par toutes les vallées. Quelques énormes gouttes grêlèrent comme des noix et un vent furieux emporta des blocs de pluie entrechoqués. Les claquements du fouet de la foudre ne cessaient pas, ni, de tous les côtés, la galopade des tombereaux de tonnerre.
         Alexandre cria.
- Qu'est-ce que tu dis? répondit Tringlot.
         Alexandre avait la bouche grande ouverte mais le vacarme couvrait sa voix.

L'iris de Suse - J. Giono 1970

No comments: