Oct 17, 2016

Gargouille

Vernon - 10/2016

Romain s'assit sur le banc de pierre du square à l'angle de la ruelle Malot et de la façade Ouest de la collégiale. La fin de cet après-midi retenait encore un peu de la douceur de l'été. Une chaleur sans consistance cependant, légère comme une toile usée, effilochée de partout par les nuits glacées d'octobre. Il leva les yeux sur trois perchoirs à gargouilles vides de la façade Ouest. Où étaient donc parties les bestioles ? Vers quels pays fantastiques? Et depuis quand ? 

Le perchoir sur la gauche, au Sud, était occupé par une gardienne restée surveiller les places laissées par ses sœurs. Elle regardait Romain avec son coup de girafe tendu et sa gueule de singe ; pas menaçante, juste attentive. Ça avait l'air d'être son boulot d'être attentive à ce qui se passe en-bas, dans la rue, son boulot de gargouille depuis des siècles et des siècles. Plus haut encore, des nuages légers comme des gazes glissaient sur le bleu de ciel, et par une illusion d'optique proche du vertige qui inversait les appuis, il semblait à Romain que c'est le ciel tout entier qui poussait le clocher de la collégiale dans une chute sans fin.

Dans la nef, on donnait un concert ; musique et applaudissements amortis par la lourde porte ouest; des passants s'arrêtaient pour écouter quelques instants, puis repartaient vers la rue Carnot, entre les voitures stationnées à la diable de ceux qui était sortis pour acheter le dernier paquet de clopes du weekend au bureau de tabac resté ouvert. La-haut, dans le silence du ciel dominant la rue, la gargouille observait toujours Romain, les griffes cramponnées dans la pierre de la muraille. Car tout était pierre dans ce recoin de la ville, du pavé de la chaussée aux grandes voûtes gothiques. Tout était pierre et temps qui passe entre les murs où débouchait la ruelle Malot. Romain avait toujours associé le monde minéral à l'évocation du temps qui passe. Il pensa que ces pierres seraient debout plus longtemps qu'il ne saurait rester lui-même debout sur cette terre. Il se sentait basculer lui aussi certains jours, comme le clocher dans le ciel d'octobre. A bien y réfléchir, il avait toujours basculé, depuis le début. Tout le monde basculait ! La vie, la vraie vie, n'était somme toute, que basculements et attachements permanents que seule la mort était capable d'arrêter. Basculement dans le ciel, attachement aux pierres donnait la juste mesure de l'existence.

Romain nota ces quelques phrases au revers d'une liste de courses alimentaires, pris une photo, se leva et rentra chez lui. 

Aubevoye 10/2016

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