Sep 21, 2016

Démocratie et mortalité

Route de Venables à Hedeubouville - 2016

Le grand art est à la fois la fenêtre de la société sur le chaos, et la forme donnée à ce chaos (alors que le religion est la fenêtre vers le chaos, et le masque posé sur le chaos). L'art est une forme qui ne masque rien. A travers cette forme, l'art montre, indéfiniment, le chaos - et, par là, il remet en question les significations établies, jusqu'à la signification de la vie humaine et des ses contenus les plus indiscutables. L'amour est au centre de la vie personnelle au XIXième siècle - et Tristan est à la fois la représentation la plus intense de cet amour, et la démonstration de ce qu'il ne peut s'accomplir que dans la séparation et la mort.
De ce fait, loin d'être incompatible avec une société autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société démocratique sait, doit savoir, qu'il n'y a pas de signification assurée, qu'elle vit sur le chaos, qu'elle est en elle-même un chaos qui doit se donner forme, jamais fixée une fois pour toute. C'est à partir de ce savoir qu'elle crée du sens et de la signification. Or c'est ce savoir - autant dire le savoir de la mortalité, on y reviendra - que la société et l'homme contemporain récusent et refusent. Et par là-même, le grand art devient impossible, au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public.
Vous demandiez si l'épreuve de la liberté ne devient pas intenable. Il y a deux réponses à cette question, qui sont solidaires. L'épreuve de la liberté devient intenable dans la mesure où l'on n'arrive à rien faire de cette liberté. Pourquoi voulons-nous la liberté? Nous la voulons d'abord pour elle-même, certes; mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l'on ne peut, si l'on ne veut, rien faire, cette liberté se transforme en la pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l'homme contemporain se réfugie dans le surremplissage laborieux de ses "loisirs", dans un train-train de plus en plus répétitif et de plus en plus accéléré. En même temps, l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité. (Les "garanties du sens" sont inévitablement l'équivalent de la dénégation de la mortalité - ici encore, l'exemple des religions est éloquent) Un être - individu ou société - ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie - non pas une "démocratie" simplement procédurale - , une société autoréflexive, et qui s'auto institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l'épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des "moments impérissables": Impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant au bord de l'Abîme.

Cornélius Castoriadis - La montée de l'insignifiance - Edition de Seuil (1996)

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