Sep 13, 2016

Duo de crudités (3 points)

Val de Reuil - 09/2016



L'année où on m'a embauché sur le site parisien de la S. Ltd, il y avait belle lurette que l'ingénieur en chef Dodeau n'était plus à la tête du département Recherches. Je l'ai cependant connu sur ses dernières années d'activité; il n'avait plus de responsabilités d'encadrement et n'était même plus au comité de direction. On le laissait occuper ses journées dans un placard à développer un code de calcul de structures dont personne ne voulait puisque la S. Ltd avait passé un marché pour l'achat d'un code du commerce.



Quand on m'a parlé la première fois de l'ingénieur en chef Dodeau, j'ai tout de suite visualisé le nom Dodo dans ma tête. Je croyais d'ailleurs qu'il s'agissait d'un surnom jusqu'à ce que je tombe sur une vielle publication signée de lui. J'ai su depuis que je n'avais pas été le seul à orthographier phonétiquement le nom de l'ingénieur en chef Dodeau. Du moins, l'ai-je fais pour ma part non intentionnellement, ce qui n'était pas le cas des anciens de la S. Ltd. ; l'ingénieur Dodeau avait à l'époque la réputation d'être une sacré peau de vache. La blague qui courrait pour ceux qui intégraient son service, c'était de leur souhaiter - Bonne chance pour la galère métro-boulot-Dodeau !



Et puis, c'est comme tout, un jour la roue tourne, tout passe, tout change. Un jeune lion fraîchement sorti d'une très grande école (Gérald K.) a été embauché et s'est retrouvé chef de l'ingénieur Dodeau. Dodeau a dû manger de nombreux chapeaux sous le commandement de K.. et ces chapeaux n'étaient pas tous digestes. Enfin, moi je n'étais pas là, mais on m'a raconté. Un beau jour K. a viré Dodeau de la tête du service. Dodeau ne s'est pas vraiment battu pour garder le poste; il est retourné à sa marotte, à son code de calcul perso, à son 'bébé' de toujours, en pépère tranquille, peut-être soulagé d'être rangé du combat des chefs.


J'ai eu l'occasion d'aller déjeuner avec L'ingénieur en chef Dodeau peu avant qu'il ne prenne sa retraite. J'étais avec L. et nous partageâmes sa table au self du site de Guyancourt de la S.Ltd. Je m'en souviens très bien pour plusieurs raisons. La première, c'est que j'avais encore ce jour-là l'estomac au fond de la gorge pour avoir trop forcé la veille. Mon copain P. était passé assez tard dans la soirée et nous étions restés chez moi à deviser et à refaire le monde. Nous avions vidé à deux une bouteilles de Malibu entière et trois quarts d'une bouteille de Jet 27. Ça traînait dans mon bar depuis pas mal de temps et il ne restait plus que ça ce soir-là; il faut dire que je ne suis pas accroc aux alcools sucrés; trop écœurants. C'est, je crois,  le fond de calva qui m'a achevé ensuite et on a fini tous les deux complètement out en fin de soirée. P. soutenait une théorie que je cru saisir sur le moment dans toute sa complexité, mais qui, dans le cours de ma très, très, très longue réponse, devint de plus en plus fumeuse jusqu'à ce que j'oublie même complètement que c'était elle qui m'avait amené à prendre le relais du long monologue de P. D'ailleurs, P. ne savait plus ce qu'il disait, moi non plus et j'avais envie de vomir.


Bref, tout ça pour dire que le lendemain midi, au self de Guyancourt, j'étais encore très vaseux en poussant mon plateau devant les présentoirs. Je ne pris pas d'entrée par peur de faire exploser ma vésicule avec le gras de la vinaigrette et je choisi un yaourt nature (2 points). On voyait sur le pot un couple de fermiers hilares en cote verte et bottes de caoutchouc les pieds dans une herbe vert-grenouille sur un fond de ciel bleu. Il y avait un slogan qui courrait en lettres blanches au-dessus de leurs têtes: "Yaourt nature au bon lait de nos éleveurs". C'est le slogan qui a commencé à m’écœurer parce que j'aurais préféré un yaourt au bon lait de vache. Je n'ai pas osé reposer le yaourt au lait humain et j'ai continué dans la file bruyante derrière l'ingénieur en chef Dodeau. J'ai pris comme lui des spaghettis bolognaise (11 points). La garniture versée sans précautions par le cuisto sur mon tas de pâtes ressemblait au vomi que j'avais refilé à mes wc la nuit dernière. J'ai essayé de penser à autre chose pour chasser les haut-le-cœur. Je me suis concentré sur une affiche vantant le soleil d'Espagne, punaisée derrière les présentoirs et probablement restée là depuis le dernier repas à thème au self.



Quand on s'est assis, j'ai pris deux grands verres d'eau pour me remettre l'estomac en place. Dodeau s'est assis en face de moi. C'était maintenant un grand type placide, limite taciturne. Nous nous sommes souhaité bon appétit et Dodeau a commencé à manger son duo de crudités céleri rémoulade-carotte râpée (3 points).



Je crois que c'est moi qui ai fait en premier la connerie de parler de K. à table. L. a pris la balle au rebond (pas mieux!) et vanté les améliorations de la société que la réorganisation de K. avait apportée. Oui, je crois que c'est moi qui ai mis cent balles dans la boite à souvenirs amères de l'ingénieur en chef  Dodeau. A l'évocation de K., il s'est enflammé comme un feu de broussailles en été.



- K. est un con! Un con, vous m'entendez! K. est un ... un ...un ... con! Il m'a viré de la tête de mon service pour soit disant incompétence notoire, et moi, je lui ai dit qu'en matière d'incompétences, il était particulièrement bien placé pour juger, vu qu'il avait la palme! ... Eh ... Eh ... Eh ...Eh ...



Dans l'émotion des souvenirs houleux qui refluaient dans sa mémoire, Dodeau commençait maintenant toutes ses phrases par des petites onomatopées comme s''il faisait des exercices chez l'orthophoniste, et dont la fonction première devait être d'évacuer une partie de l'énergie débordante qui l'entravait pour articuler correctement ses phrases du premier coup. Sa bouche se tordait de rage et d'amertume douloureuse telle la bouche d'une grosse carpe qu'on a sorti de l'eau et qui s'asphyxie dans l'herbe de la berge. D'où je me trouvais, je voyais dans cette bouche des paquets de céleri-rémoulades à peine mâchés, brassés par la diction bégayante de Dodeau et qui, ballotés d'une joue à l'autre, retombaient sur sa langue comme dans un tambour de machine à laver. Et l'inévitable arriva sur une finale de consonne un peu dur à prononcer: deux gros morceaux de céleri-rémoulade jaunâtres sortirent de la bouche de Dodeau et s'écrasèrent sur mon plateau. Berk! A trois centimètres près, ils atterrissaient dans mes pâtes. La colère de Dodeau prenait des proportions inimaginables chez cet homme qui avait commencé son repas si calmement et je m'attendais à de nouvelles projections. Machinalement, j'ai tiré mon plateau à moi mais trop tard, car un autre paquet de céleri atterri sur mon pain. Par quel prodige la bouche de Dodeau mâchant la rancœur et la rage du Passé, arrivait-elle à ne pas envoyer aussi des morceaux de carotte? La colère dans la bouche de Dodeau re-séparait le duo de crudités qu'on avait si savamment mélangé en cuisine.



J'ai voulu prendre mon verre pour boire et ne pas renvoyer un ultime fond de Malibu qui pourrait encore traîner dans mon estomac malmené par la vue sur l'intérieur de la bouche de l'ingénieur en chef Dodeau. Et c'est là que j'ai vu le gros bout de carotte mal râpé qui flottait dans mon verre entre deux eaux sur le fond bleu-yaourt qu'on voyait derrière par transparence. Le verre qui faisait loupe grossissait le slogan gerbant - Au bon lait de nos producteurs! et c'est alors que le Malibu a fait un irrépressible retour en trombe..

Aubevoye 09/2016

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