Interrogation sur le tableau (07/2015)
Cène à Emmaüs (1601-1602) - Huile et œuf sur toile 141 x 196.2 cm. - British Museum
C'est un tableau de grand format. Par de-là la beauté de la lumière et des couleurs, par-delà le rendu intime de la scène et le dynamisme de la composition, le mouvement, il a quelque chose qui me trouble dans ce tableau ...
London - National Gallery - 07/2015
Le 07/11/2013 on trouve sur le site Arte la brève suivante au sujet de ce que l'on pensait être des copies de deux tableaux de Caravaggio, dont la première Cène d'Emmaüs:
Deux toiles du Caravage découvertes dans une église de Loches
Les deux toiles découvertes dans une église de
Loches (Indre-et-Loire) en 1999 ont été officiellement attribuées au
peintre italien Michelangelo Merisi Caravage, dit Le Caravage.
"Pèlerinage de Notre Seigneur à Emmaüs" et "Saint-Thomas mettant son
doigt en la plaie du Christ", avaient été repérés sous la tribune de
l'orgue de l'église Saint-Antoine de Loches.
Les tableaux qui devraient être accessibles au public dès cet été.
1/ La symbolique orthodoxe du tableau (ce qui ne semble pas faire débat)
Une construction basée sur des triangles remarquables (rectangle et isocèle). La Trinité
Une nature morte pour évoquer le destruction des choses terrestre dans le temps (fruits tachés, brin d'osier cassé de la corbeille) et la mort, l'instant où tout bascule (la corbeille en équilibre précaire au bord de la table).
Un site web catholique propose aussi:
- la pomme gâtée à côté de fruits sains = le péché originel, la coexistence terrestre du bien et du mal.
- le poulet sur la table pour le coq qui chanta après le troisième reniement de Pierre (Pourquoi pas ?)
- Le linge blanc du Christ pour le linceul, la tunique rouge et la grenade ouverte et saignant son jus pour rappeler la Passion.
- les feuilles de vigne pour cette parole du Christ "Je suis la vigne, vous les sarments".
Le personnage de droite à les bras en croix en évocation de la crucifixion.
Le visage du Christ est au-dessus et dans la direction de la nature morte. Le Christ défie la mort.
Le pain bénit caché derrière le poulet.
2/ La symbolique mystérieuse : irrévérences, blasphèmes, cri de douleur, les pourquoi?
Les commentaires du web sur cette œuvre font remarquer que Caravaggio a peint un Christ sans ses attributs iconographiques habituels, notamment sans auréole. Pourtant l'ombre portée du cabaretier sur le mur crée une auréole noire au-dessus de la tête du Christ. La lumière sombre et noire pour marquer la sainteté? Une irrévérence du peintre?
On trouve sur le web une autre piste que la mienne pour expliquer l'ombre portée du cabaretier derrière la tête de Christ. Elle est convaincante si on s'en tient au message évangélique: le Christ rédempteur prend sur lui la part d'ombre de l'Homme, ici le cabaretier. Mais pour donner du crédit à cette interprétation, il faut oublier les habituelles ambiguïtés narratives de Caravaggio dans ses œuvres où il entremêle l'humain et le divin. Il faut aussi accepter le choix iconographique osé de l'auréole sans lumière. Est-ce raisonnable à l'époque...
Le Christ semble perdu dans ses pensées,
triste, nostalgique (Caravaggio nous à déjà peint un Christ avec une
expression de faiblesse humaine dans L'incrédulité de Saint Thomas).
Le Christ est un peu joufflu pour avoir subi la Passion. Caravaggio
peint plutôt des Christ émaciés habituellement (cf la deuxième version
des Pèlerins d'Emmaüs, la Vocation de St Matthieu, La flagellation du Christ, L'incrédulité de Saint Thomas
). Le christ ici semble avoir profité des plaisirs de la table. Caravaggio
nous parle-t-il d'un Christ qui regrette la vie terrestre?
On trouve sur le web une autre interprétation: Caravaggio a représenté un Christ androgyne, ambigu.
On trouve aussi les commentaires suivants sur cette ouvre dans le roman/biographie que Dominique Hernandez consacre au Caravaggio, La course à l'abîme (Éditions Grasset):
L’interprétation du poulet chez Hernandez me paraissait un peu tirée par le cheveux, sauf qu'à bien y regarder, il y a une plaie sur la poitrine du poulet. Est-on dans la symbolique de la plaie du Christ à son flanc sur la croix? Est-on dans le blasphème avec le choix d'un poulet? Avec un tempérament comme celui de Caravaggio, on ne peut jamais vraiment savoir.
Les deux personnages de gauche pointent leur regard vers le Christ. Ok! Mais pourquoi le personnage de droite regarde-t-il dans le vide ? Est-on pour celui-ci dans la représentation de l'instant de basculement au moment où il reconnait le Christ, et où cohabitent à la fois l'aveuglement d'avant la reconnaissance du Christ et l'ouverture des bras de la reconnaissance? Je n'y croit pas trop. L'explication doit être ailleurs.
Pourquoi le Christ regarde-t-il en bas en direction d'une zone vide de la table et même, plus particulièrement à l'opposé de la main qui bénit le pain et du miracle de l'eau changée en vin? Il regarde à l'opposé de la lumière du tableau qui vient de la gauche. Il penche du côté sombre (bien avant Star Wars!), sombre comme son auréole. Pourquoi Caravaggio a-t-il peint la main du Christ qui bénit le pain dans l'ombre de son bras droit? L'ombre (auréole, main qui bénit) est là où devrait être la lumière d'un Christ ressuscité en gloire parmi les hommes.
Le Christ regarde du côté de la corbeille en équilibre instable. Peut-on garder la symbolique de la domination de la mort après ce que nous avons remarqué plus haut?
Pourquoi la main en arrière-plan du personnage de droite est-elle si grosse? Quelle intention du peintre se cache dans cette anomalie de perspective. On imagine pas une telle faute dans le traitement du raccourci avec un peintre comme Caravaggio? Une grosse main, une grosse poigne pour retenir le Christ à la table des plaisirs terrestres? Le désir de Caravaggio de poursuivre une vie terrestre? La peur de la mort? Le son goût pour la vie?
Le pèlerin de gauche et le cabaretier vivent l'instant de la bénédiction du pain, mais le Christ et le pèlerin de droite sont ailleurs, perdus dans leurs pensées... ailleurs...
Tous ces éléments évoqués sont-ils un message? Caravaggio nous parle-t-il de son amour de la vie terrestre dont le retour à Dieu après la mort n'apportera pas de consolation. On a toujours l'impression chez Caravaggio que par-delà le traitement classique et liturgiquement correct du sujet se cache un envers du décor, une face sombre et sulfureuse, rebelle.
Enfin, dernière interrogation sur l’œuvre: le linge blanc éclatant sur les genoux du pèlerin de droite a-t-il une symbolique particulière ou est-il un élément à forte charge graphique pour déboucher l'ombre du bas de la composition? J'avoue rester perplexe sur le statut de cet élément
A remarquer aussi, l'amande, le raisin dans l'arrière du poulet. Plastiquement parlant, c'est pas composé de manière particulièrement soft... limite obscène. Comment cela aurait-il pu échapper à Michelangelo?
Peut-être faut-il comparer ce tableau à un autre de Caravaggio postérieur et traitant du même sujet: Le souper à Emmaus - Le Caravage , 1606 - Huile sur la toile, 141 x 175 - Milan, Pinacothèque de Brera
Ce tableau postérieur de la Cène d'Emmaüs du British Museum ne révèle-t-il pas en creux toute l'ambigüité du premier? N'a-t-on pas le sentiment que celui-ci propose cette fois-ci une seule lecture liturgiquement correcte et non ambigü de la Cène à Emmaüs?
Est-ce que Caravaggio n'est pas en train de nous crier secrètement quelque-chose dans sa première version des pèlerins d'Emmaüs?
Un grand blasphème ? Un grand bras d'honneur adressé à Dieu?
Un désespoir devant la mort?
Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi?
Michelangelo, parle-moi! Oh je t'en supplie, parle-moi!
Aubevoye 07/2015
Poursuivre l'étude avec bruno Trentini - Université Paris I Panthéon - Sorbonne
http://www.msh-m.fr/diffusions/rusca/rusca-langues-litteratures/Colloque-2008-La-creation-face-a/Detournement/Les-positions-complementairesdu
No comments:
Post a Comment