Feb 26, 2019

Désir d'absolu


Toits de Bourges, aussi haut que le permet la visite du palais Jacques Cœur (mais pas tout en haut...)

     La tradition philosophique occidentale a toujours séparé la raison du sensible. Peut-être est-ce Descartes qui théorisa cette séparation le plus radicalement: l'Homme a un esprit, une âme, une raison, mais il a aussi un corps, des sensations, des désirs. A chacun d'eux des attributs irréductibles les uns aux autres. Raison côté âme; désir côté corps. Corps et âme séparés et unis à la fois; séparés par leurs essences; unis de force par Descartes dans la glande pinéale.

     Peut-être est-ce Emmanuel Kant qui le premier énonça que, comme le corps, la raison avait des désirs. Le désir depuis Kant n'est plus réservé au corps et aux expériences sensibles. Les désirs de la raison: désir de connaître la cause de quelque chose, désir de connaître la cause de la cause de ce quelque chose, puis encore désir de connaître la cause, de la cause, de la cause...etc ... désir d'absolu au bout de la régression à l'infini des causes qui s'enchaînent et s’engrainent comme les perles d'un collier vertigineusement long, sans fermoir parce qu'il ne ceindra jamais rien dans son infinie longueur, ou qu'il ceindra tout dans son infini déploiement.

     Tout petit déjà, peut-être avais-je sept ou huit ans, je m'en souviens très bien, et j'en éprouve encore la sensation de l'époque aujourd'hui, tout petit déjà, ma raison naissante était gonflée de ces désirs. Je recevais les explications de mes parents et de mes professeurs sur les choses de ce monde sans jamais me satisfaire. Cette insatisfaction aiguisait les désirs de ma raison comme une meule de pierre tournant à toute vitesse sur le fil d'un couteau. Peut-être étais-je d'ailleurs plus insatisfait de ce que l'on ne comprenne pas mon désir d'épuisement des causes, que de ne pas pouvoir les atteindre moi-même par-delà ces abîmes qui semblaient fermer, même aux adultes, les portes des explications totales et achevées. Des abîmes de distance avec la cause de toutes les causes, comme un phare qui, au lieu d'être cramponné sur les enrochements d'une côte à rejoindre, serait posé sur la mince ligne de l'horizon, attirant toujours le voyageur, reculant toujours devant lui. Toujours là; toujours loin à la fois.

     La raison désirante, les désirs de ma raison, espéraient tout dans les explications. Ma raison désirait de l'absolu, et toujours, je me sentais frustré et privé; comme quand, lorsque l'on visite ces vieux châteaux, on se réjouit par avance, marche après marche gravies dans l'escalier d'une tour qui vous promets l'accès aux étages mystérieux et tant désirés, et que l'on bute soudain sur une chaîne en travers des derniers degrés; ceux qui mènent encore plus haut dans ces combles qui apparaissent d'autant plus mystérieux qu'ils vous est interdit d'y accéder. Le petit panneau 'sens de la visite' nous écarte toujours des sommets.

     Enfant, je croyais qu'on pourrait me faire passer sous les chaînes en haut de tous les escaliers du savoir, de la vie, de l'union entre deux êtres, du ciel étoilé et de tout ce que les appétits de ma raison désirante voulaient saisir et dévorer.

     Et enfant déjà, comme aujourd'hui, je devinais au fond de moi, et je sais maintenant, qu'il n'y a qu'un seul absolu humainement atteignable, celui pour lequel chaque Homme peut renverser le petit panneau 'sens de la visite' et grimper vers les sommets.

Vernon 02/2019

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