Sortie de Venables - 2016
Il
était bien tard quand Jenny est partie. Je suis rentré dans la maison
et j'ai eu la sensation d'un vide immense. Je pense que c'est à partir
de cette soirée que j'ai eu l'impression de vivre chez moi en coloc avec
l'absence. Je me suis couché et j'ai mis mon réveil pour 4h00.
La
Belmont Ltd nous envoyait à Takoma Spring, un chantier à 60 miles
d'Elisabeth-town, et nous devions faire le trajet tous les jours avec
les gars de l'équipe. C'était le genre de chantier qui vous bousillait
votre semaine avec deux heures et demie de trajet chaque jour, et
l'envie de ne rien faire chaque soir en arrivant. Je n'aime pas ces
chantiers loin d'Elisabeth-town. On filait tous tassés dans la camionnette
sur l'autoroute encore déserte, bien avant le levé de jour. On se sentait
hors du monde, comme des types coincés dans un univers parallèle, sans
connexions avec les autres gens. Le BTP, c'est un putain de dur métier!
On bosse avec les risques de chute, les bras des engins qui passent
au-dessus de nos têtes, le bruit incessant, les tonnes de béton qui se
déversent d'un coup dans les profondeurs des coffrages d'acier et qui
emporteraient un gars sans qu'on puisse rien faire. Il y a aussi le
froid et la pluie en hiver qui vous saisissent au creux des os et que
vous emportez le soir jusque dans votre lit; la chaleur accablante en
été. Et puis, il y a les gens qui vous ignorent, souvent parce qu'on
bosse derrière des palissades, à l’abri des regards, mais surtout je
crois parce qu'on construit des immeubles et des parkings souterrains
que ces gens qui flânent à la terrasse du Starbucks dans la rue à côté,
n'utiliseront que dans un ou deux ans, quand le béton sera sec, quand
les murs seront peints, les escalators en marche, les boutiques
ouvertes. On est pour eux comme des types qui auraient les deux pieds dans leur
futur. On est pas dans la même temporalité qu'eux; il peut pas y avoir
de contact entre eux et nous.
C'est Gareth qui
conduisait la camionnette le matin et Tom s'asseyait comme d'habitude à
l'avant, à côté de lui. Moi j'étais derrière avec Al et le petit nouveau
que la Belmont venait d'embaucher. Gareth ne mettait jamais la radio
pendant le trajet et généralement personne ne bronchait; que le ronron
du moteur à fond de cinquième. A chaque trajet, Tom demandait à Gareth
si ça allait, s'il voulait qu'il prenne le volant. Bizarrement, Tom
demandait toujours ça quand lui-même se sentait piquer du nez. Nous avions
remarqué ça avec Al, et ça nous tirait des petits sourires sous les cols
relevés de nos vestes de chantier. Les trajets me pesaient, mais pas
tant encore que les pauses du midi. Je n'avais pas envie de manger avec
les gars dans la cabane de chantier. J'avais plutôt envie de m'extraire
du boulot, de marcher, d'être seul. J'avais envie d'être tranquille, de
penser à des trucs qui m'éloignaient du chantier. Je pensais à Ted et
j'avais la bâche plastique de Jodie qui me revenait toujours sous le nez à chaque
coup de godet. Combien de temps verrai-je encore cette bâche derrière
les manettes de ma pelleteuse? Et puis je voulais penser tranquillement à
Jenny. Oui, c'est vrai, c'est à partir de cette époque que Jenny n'a
plus quitté le ciel de mes pensées.
Je n'arrivais pas à
dormir durant les trajets du matin. Je me laissais bercer par le
ronflement du moteur et le silence de mes compagnons. Généralement, on
avait pas fait 15 miles que Tom se redressait d'un coup sur son siège.
- Tu veux que je te relaye, Gareth?
- Ça va, ça va Tom. Rendores toi ...
Leurs
voix résonnaient bizarrement sur le ronronnement du moteur. Des voix
sans échos, sans dimensions. Les voix en voiture, la nuit ou au petit
matin, ont toujours eu pour moi une sonorité particulière, celles de mes
parents les longs trajets des vacances de nuit quand j'étais petit, emmitouflé
et encore tous groggy de sommeil dans mon duvet à l'arrière de l'auto.
Mon
évasion quotidienne durant le chantier de Takoma Spring, je la prenais
le matin. C'est pour ça que je mettais le réveil si tôt. Je me réservais
une demi-heure de lecture chaque jour avant de rejoindre les gars. Une
demi-heure de ressourcement avec la poésie de Cendrars. Cendrars
m'accompagne depuis mon enfance. J'avais je crois guère plus de cinq
ans. J'avais des problèmes de transit et devais passer chaque soir un
bon bout de temps au WC. Ça ne venait pas. Ma mère laissait la porte
ouverte et venait s'assoir par terre à côté de moi pour me faire patienter, et me lisait les courts poèmes du voyage en Amérique du
Sud.
Hic Haec Hoc sont chez le charpentier
Je ne garde dans ma cabine que l'oiseau et le singe Adrienne et Cocteau
Chez le charpentier c'est plein de perroquets de singes de chiens de chats
Lui est un bonhomme qui fume sa pipe
Il a ces yeux gris des buveurs de vin blanc ...
Papa
râlait - Chérie, qu'est-ce que c'est que ces trucs que tu lui lis?
- C'est de la poésie, chéri
- Tu ne crois pas qu'il y a d'autres moments pour lire de la poésie à un enfant?
- C'est de la poésie, chéri
- Tu ne crois pas qu'il y a d'autres moments pour lire de la poésie à un enfant?
Maman poursuivait:
... Quand on parle il vous répond en donnant de grands coups de rabot qui font sauter des buchies
En vrille ....
Je ne comprenais pas tout mais ces
lectures m'enchantaient et me faisaient oublier mon petit corps
récalcitrant. Elles agaçaient mon père. J'ai gardé depuis ce temps-là
l'amour des livres, l'amour de la littérature. Aujourd'hui encore, alors
que toute cette histoire me bouscule, je trouve dans leur compagnie la
force de rester debout.
... Je le surnomme Robinson Crusoé
Alors il daigne sourire
Les
phares de la camionnette de Gareth balayèrent le mur de la cuisine. Les
gars venaient me prendre. J'ai posé le Cendrars sur la table à l'envers
pour ne pas perdre la page, enfilé ma veste de chantier, pris ma
glacière pour ce midi et je suis sorti dans la nuit froide. Al, à l'arrière, était dans ses pensées; le petit nouveau recroquevillé
dans sa veste de chantier. J'ai salué
Gareth. A côté de lui, au bout de son regard amusé, Tom avait la tête en arrière, la bouche
entre-ouverte, et ronflait déjà.
Vernon - 12/2016
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