Nov 7, 2016

1, 2, 3, soleil

Vernon - 10/2016


Sur le bord du chemin de halage, la Seine glissait silencieusement le tapis de ses eaux argentées et devançait les pas de Romain. Trois canards quittèrent la berge, infatigables ouvriers journaliers, bien réveillés et bavards sur les eaux métalliques du fleuve ('Ouin, coin, point, ouin'). Les hautes herbes fouettaient les bottes en caoutchouc de Romain au rythme de son pas régulier ; tchac-tchac ! Tchac-tchac ! Romain avait pris l’habitude de marcher le long du fleuve tous les matins. C’était devenu chaque jour comme une sorte de rendez-vous amoureux entre le fleuve et lui. A cette époque de l’année, les taillis d’aubépines et de ronces avaient déjà grandement mangé par endroits une partie de la trace au sol. Des lianes de sureau escaladaient les entrelacs touffus de branches, d’épines et de feuilles qui séparaient le chemin des prés inondables. A cette heure matinale, il était encore trop tôt pour que les Aulnes et les Fresnes de la berge donne de l’ombre.
Une boucle de ronce agrippa la botte de Romain. Il crut presque tomber et tira sur sa jambe pour se dégager, mais la poigne végétale ne lâcha pas prise. Cette résistance déclencha en Romain comme un flash de lucidité sur la vie de ce petit monde qui rampait à ses pieds ; comme la nette sensation de sentir d’un coup, l’élan vital et sauvage qui pousse chaque plante, chaque animal, à aller de l’avant dans une sorte de gigantesque Un-deux-trois-soleil avec l’Hiver. L’Hiver qui compte 1, 2, 3, … face au mur des saisons et pendant ce temps-là, derrière lui ; ça avance, ça grimpe, ça escalade, ça grossit, ça trace, ça met bas, ça bourgeonne et fleuris, ça plante, ça fait des réserves, ça allaite, ça se gave et ça s’engraisse, ça marcotte. Et puis arrive ce nouveau premier matin couvert de gelées. L’hiver s’est retourné d’un coup et regarde tout le monde en face. Alors on s’arrête, on s’immobilise, on ne sort plus ou très peu (ou bien on change carrément de continent), on vivote, on économise, on fait profil bas en attendant que l’Hiver retourne à nouveau le dos. On attend un nouveau 1, 2, 3, … pour croître, pour s'offrir un nouveau printemps, un nouvel été. 

 Une sorte de douce chaleur emplit la poitrine de Romain devant cette volonté générale, universelle et naturelle qui commande à tous de persister dans son être, de sortir tous les matins gagner sa croûte, de courir après ses rêves, de bâtir et de rebâtir, de créer. La Nature ne raconte que ça; c’est son seul credo, son seul viatique, son obsession.
Comme Romain arrivait en vue du pont, il quitta les berges du fleuve et rentra dans la ville. Il remonta la rue d’Albuféra et tourna à gauche rue Sainte Geneviève, avec tout au bout le magasin Jules et son immense visuel en vitrine montrant un jeune couple semblant croquer la vie à pleines dents « Les Hommes et la mode, ça fait deux ! », disait l'affiche. Romain eut l’impression que la ville et l’élan vital, ça faisait aussi deux, parfois. Il rebroussa chemin et passa devant le Fitness-Center (Stretching, step, zumba, pilates, gymball, wogi, body attack, body jam, fitdanse, cardio, parce que ton corps mérite du sport), toujours cette même injonction explicite et lancinante sous chaque slogan, chaque recette, martelée à longueur de vitrine et de publicité comme pour mieux se persuader qu'on peut s'acheter ‘l'aller de l’avant’, ‘le bouger son corps’, ‘la libération de l’énergie qui est en nous’, ‘le s’épanouir’; acheter les moyens de vivre pleinement l’instant comme on achète son pain ; la vie aussi simple que d’acheter ; acheter sa vie bonne... Mais ce qui manquait à tout ça pour être convaincant, c’était justement la sauvagerie de la vie, la vie comme un risque, la prise de la ronce. Il manquait dans tout ça, l’idée positive de finitude et de mort qui aiguise l’appétit de vivre, les combats et amours de Kaïros et de Chronos en chacun de nous, dans chaque cœur, et le bonheur puissant et profond quand parfois on gagne, même temporairement, sur la brutalité de la vie.
Romain nota ces quelques phrases au dos d’une liste de courses alimentaires et s’en retourna chez lui.
Vernon – 11/2016

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