Vernon - 10/2016
Sur le bord du chemin de
halage, la Seine glissait silencieusement le tapis de ses eaux argentées et
devançait les pas de Romain. Trois canards quittèrent la berge,
infatigables ouvriers journaliers, bien réveillés et bavards sur
les eaux métalliques du fleuve ('Ouin, coin, point, ouin'). Les hautes herbes fouettaient les
bottes en caoutchouc de Romain au rythme de son pas régulier ;
tchac-tchac ! Tchac-tchac ! Romain avait pris l’habitude
de marcher le long du fleuve tous les matins. C’était devenu
chaque jour comme une sorte de rendez-vous amoureux entre le fleuve
et lui. A cette époque de l’année, les taillis d’aubépines et
de ronces avaient déjà grandement mangé par endroits une partie de la trace au sol. Des lianes de sureau escaladaient les entrelacs touffus de
branches, d’épines et de feuilles qui séparaient le chemin des prés inondables. A cette heure matinale, il était encore trop
tôt pour que les Aulnes et les Fresnes de la berge donne de l’ombre.
Une
boucle de ronce agrippa la botte de Romain. Il crut presque tomber et
tira sur sa jambe pour se dégager, mais la poigne végétale ne
lâcha pas prise. Cette résistance déclencha en Romain comme un
flash de lucidité sur la vie de ce petit monde qui rampait à ses
pieds ; comme la nette sensation de sentir d’un coup, l’élan
vital et sauvage qui pousse chaque plante, chaque animal, à aller de
l’avant dans une sorte de gigantesque Un-deux-trois-soleil
avec l’Hiver. L’Hiver
qui compte 1, 2, 3, … face
au mur des saisons et
pendant ce temps-là, derrière lui ; ça
avance, ça grimpe, ça escalade, ça grossit, ça trace, ça met
bas, ça bourgeonne et fleuris, ça plante, ça fait des réserves, ça
allaite, ça se gave et ça s’engraisse, ça marcotte. Et puis
arrive ce nouveau premier matin couvert de gelées. L’hiver s’est
retourné d’un coup et regarde tout le monde en face. Alors on
s’arrête, on s’immobilise, on ne
sort plus
ou très peu (ou bien on change carrément de continent), on
vivote, on économise, on fait profil bas en attendant que l’Hiver
retourne
à nouveau le dos. On attend un nouveau 1, 2, 3,
… pour croître, pour
s'offrir un nouveau
printemps, un nouvel été.
Une sorte de douce chaleur emplit la poitrine de Romain devant cette volonté générale, universelle et naturelle qui commande à tous de persister dans son être, de sortir tous les matins gagner sa croûte, de courir après ses rêves, de bâtir et de rebâtir, de créer. La Nature ne raconte que ça; c’est son seul credo, son seul viatique, son obsession.
Une sorte de douce chaleur emplit la poitrine de Romain devant cette volonté générale, universelle et naturelle qui commande à tous de persister dans son être, de sortir tous les matins gagner sa croûte, de courir après ses rêves, de bâtir et de rebâtir, de créer. La Nature ne raconte que ça; c’est son seul credo, son seul viatique, son obsession.
Comme
Romain arrivait en vue du pont, il quitta les berges du fleuve et
rentra dans la ville. Il remonta la rue d’Albuféra et tourna à
gauche rue Sainte Geneviève, avec tout au bout le magasin Jules
et son immense visuel en vitrine montrant un jeune couple semblant
croquer
la vie à pleines dents « Les Hommes et la mode, ça fait
deux ! », disait l'affiche. Romain eut l’impression que la ville et l’élan
vital, ça faisait aussi deux, parfois. Il rebroussa chemin et passa
devant le Fitness-Center (Stretching,
step,
zumba,
pilates, gymball, wogi,
body attack, body jam, fitdanse, cardio, parce que ton
corps mérite du sport),
toujours cette même injonction explicite
et lancinante
sous chaque slogan, chaque recette, martelée à
longueur de vitrine et de publicité comme pour mieux se persuader qu'on peut s'acheter
‘l'aller de l’avant’, ‘le bouger son corps’, ‘la libération de l’énergie qui est en nous’, ‘le s’épanouir’; acheter les moyens de vivre pleinement l’instant comme on
achète
son pain ; la vie
aussi simple que d’acheter ; acheter sa vie bonne... Mais
ce qui manquait à tout ça pour être convaincant, c’était
justement la sauvagerie de la vie, la vie comme un risque, la prise de la ronce. Il
manquait dans tout ça, l’idée positive de finitude et de mort qui
aiguise l’appétit de vivre, les
combats et amours de Kaïros et de Chronos en chacun de nous, dans
chaque cœur, et le bonheur puissant et profond quand parfois on gagne,
même temporairement, sur la brutalité de la vie.
Romain
nota ces quelques phrases au dos d’une liste de courses
alimentaires et s’en retourna chez lui.
Vernon
– 11/2016
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