Un banquier à Hollywood

Marin (détail) - 2014  - Techniques mixtes lavis et pastels secs

J'ai rendez-vous avec le banquier le lendemain. Il fait encore un temps magnifique cet après-midi sur la place Bonséjour! Le banquier est un type assez jeune et dynamique. Il me fait entrer et asseoir dans son bureau. Il s’absente quelques minutes. J'attends. Derrière moi, il y a une peinture dont la composition n'est basée que sur des rouges puissants. Il y a quelques rehauts de bleu je crois mais on ne voit que les rouges. Dieu que cette toile est triste et morne! J’avais déjà remarqué ça jadis sur une composition de Kandinsky. Le rouge est un ton mort quand il est seul.

Attente... la porte s’ouvre. Le banquier entre. Il est avenant, prévenant même.

Brrrr! Brrrr! Brrrr! Appel sur son portable. Il décroche « Allo ? Oui ! …. Non, je suis en rendez-vous, rappelle-moi plus tard s’il te plaît ! ............ Oui …..... Non, je suis en rendez-vous, je te dis ! Oui, à toute à l’heure ! ». Il raccroche mais jette un dernier coup d'œil sur le téléphone (pas d'autres messages?) avant de le ranger dans le tiroir du bureau qu'il a laisse tiré. Il conclut l'intermède par un bref « Excusez-moi !». Son regard m’arrête: terrible impression de déjà-vu… Ces yeux sont petits et légèrement saillants. Son regard est tendu, fixe, brillant d'un sombre éclat, presque fiévreux, avec quelque chose d’enfantin et de candide, et comme une fêlure d’inquiétude dans l'émail de sa pupille. Terrible impression de déjà-vu … J'essaye de ne pas m'y attarder. Je parle, il parle, nous parlons. Je reste attentif à ses explications. Je suis attentif et je sais en même temps qu'il fait très chaud dans le cabinet. Je réponds aux questions et je remarque en même temps que la petite sculpture sur l'étagère est une monstrueuse imitation d'un buste grec antique (comment ce type peut-il supporter ça?). Je suis attentif et je fais plein de choses en même temps. Par exemple, je remarque que mon banquier a des boutons de manchette carrés, rayés noir et blanc et que ces initiales sont brodées de fil blanc sur les manches de sa chemise noire. Difficile de passer à côté! C'est même fait pour être remarqué par le plus distrait des clients. Le type est un dandy avec une pointe d'ostentation qui alourdie l'élégance initiale de ses dressing-codes. 

- Oui, je voudrais une carte bleue Visa. Non, pas Premium, la carte Visa classique .. oui, c'est ça! ... (Pourquoi suis-je interpellé par ce regard, bon sang!).

Il y a des visages qui attire l'attention, mais on ne sait pas pourquoi. Enfin si, un moi intérieur a décelé une ressemblance troublante avec une autre personne connue, quand le moi conscient n'a pas eu le temps de s'y attarder. Un fossé intérieur se creuse entre les deux moi. Le moi conscient, celui qui alimente la conversation en ce moment avec le banquier, celui qui est juste derrière le front, en première ligne, celui qui descend ses ordres directos à la bouche et aux yeux, ce moi-la qui assume socialement, sent indirectement le grand écart qui s'étire entre lui et les pensées intérieures de sa demi-conscience. Çà s'émeut dans son dos. Cette troublante ressemblance entre le regard du banquier avec un autre visage lui arrive comme par derrière, sans mots formulés, rien qu'un lointain émoi dans les coulisses de sa conscience, rien que des chuchotements indistincts derrière les oreilles. Mais le moi extérieur s'alarme de tout ce remue-ménage dans son dos. Il tend l'oreille. Et soudain, alors qu'il est en train de signer le formulaire d'ouverture de compte et qu'il vérifie qu'il ne manque aucun paraphe sur les feuillets du document, le nom est soufflé distinctement du tréfonds de sa conscience : « Le banquier a le regard de Tom Hanks ! »

Aubevoy - 08/2016