Camden town - London - 07/2015
Je me suis
mis à écrire comme je me serais jeté dans le vide. Je me suis mis
à écrire pour provoquer le vide. Je me suis mis à écrire pour me
hisser du vide. Je ne suis pas écrivain. Je n'ai jamais beaucoup lu.
Il y a des gens qui ne partent jamais quelque part sans un livre, moi
pas. Je n'ai d'ailleurs plus à partir quelque-part pour un bon bout de temps.
Nous ne
sommes que deux dans la cellule, et c'est une chance inouïe quand on
connaît un peu la surpopulation des pénitenciers de ce pays.
Circonstances atténuantes, clémence des jurés, plaidoirie passionnée
de mon avocat (un jeune type qui débute, un type bien que je
n'ai pas choisi d'ailleurs, mais un type vraiment bien), états de
services irréprochables, volonté de la société de me laisser quand même une
chance de revenir dans le droit chemin, voilà le pourquoi de
cette cellule occupée à deux. Le dernier des pourquoi après
tous les pourquoi que le procès s'est attaché à élucider.
Le type avec qui je partage la cellule n'était pas commode au début. Une sorte de brute tourmentée par l'enfermement. J'en
avais peur. J'avais l'impression d'être l'allumette et lui le baril
de poudre et tout ça forcément dans une certaine promiscuité. Un
après-midi des premiers jours de ma détention, comme nous
attendions l'heure de la promenade (il faisait un temps de printemps
et nous étions en octobre), je griffonnais un paysage fantastique
sur mon carnet avec de profondes perspectives et une végétation
luxuriante. Il s'est penché sur ma feuille. Il a dit que j'étais
doué en dessin et puis ne m'a pas reparlé de la journée, mais le soir venu, au retour du réfectoire, il
m'a demandé si je ne pourrais pas faire le portrait de sa fille. Il
m'a sorti une toute petite photo d'elle et m'a dit que je pourrais la garder comme
modèle le temps de faire le dessin, si j'acceptais. Je n'avais pas imaginé que ce
type puisse être père d'une petite fille. On juge tout le temps, même en cellule. J'ai accepté et je lui ai fait le portrait de sa fille. Il s'est tenue à l'écart dès que j'ai commencé à dessiner. Enfin autant qu'on peut s'éloigner dans une cellule de neuf mètre carrés, c'est-à-dire de pas si loin que ça. On change d'échelle de distance en captivité. Il n'osait pas s'approcher de la petite table où je travaillais. J'étais comme un chirurgien pratiquant une opération délicate sur son enfant. Ces quelques mètres qui nous séparaient étaient ici tout un monde où il déposait son attente respectueuse dans le silence de la cellule. En dessous, les damnés à quatre par cellule hurlaient à s'en déchirer la gorge. Ils hurlent et frappent à tout rompre les portes des cellules. Bom! Bom! Bom! comme ça toute la journée. Ils s'arrêtent de gueuler vers quatre heures de matin. Il a pleuré
en recevant le dessin. Il était très ému. Ce n'était pourtant que
la modeste copie au crayon d'une photo bien plus expressive, le degré zéro de la création artistique en somme, mais il a
pleuré devant le dessin. Moi aussi j'ai pleuré. Je me suis souvent demandé par la suite ce qu'il y avait de si fort dans un trait du crayon, même maladroit, pour percer les cœurs les plus
sauvages. Mon coloc me manifesta de la bienveillance depuis ce jour, une forme d'allégeance même. Chance, encore...
Je ne vous
dirai pas pour quels faits j'ai été condamné. Je ne vous le dirai
pas parce que j'ai déjà été jugé. Une fois suffit.
Je suis coupable, ça été discuté, pesé et prouvé au cours
des trois semaines d'audiences du procès. Trois semaines où je me suis
repassé encore et encore ma vie depuis ma petite enfance jusqu'à ce
jour terrible où l'irréparable est arrivé. On naît tous petit
enfant, c'est une évidence. C'est après que ça devient moins
évident. Pourquoi en suis-je arrivé là ? A quel moment ça a
basculé ? Je me suis posé cette question des milliards de fois.
Je n'ai normalement plus à me les poser maintenant. Le procès a mis un terme à tout ça. Le procès a établi les pourquoi, pour eux, pour moi. Aujourd'hui, j'écris pour trouver les comment. Comment en suis-je arrivé là? Les comment ne jugent pas. J'ai déjà
été jugé. Une fois suffit, je l'ai dit. Je me suis mis à écrire pour convoquer le vide à ma table. Le vide est une chose précieuse en captivité. Chaque matin après le déjeuner, je m'assois à la table que mon compagnon de cellule a nettoyée pour moi. Sympa. Je m'assois, prends mon bloc de papier, mon stylo et m'élance dans le vide, hors-les-murs.
Aubevoye
09/2015

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