May 21, 2015

Des mots qui me sont chair




Ô mon âme, je t’ai appris à dire "aujourd’hui", comme on dit "jadis" ou "naguère", et je t'ai appris à danser ta ronde par-dessus tout ici, tout là-bas et tout plus loin encore.

Ô mon âme, je t’ai délivrée de tous tes recoins, j’ai balayé la poussière, les araignées et la pénombre qui te recouvrais.

Ô mon âme, je t’ai lavé de ta petite pudeur et de ta petite vertu en coin et je t’ai convaincue de te tenir nue devant les yeux du soleil.

J’ai soufflé sur ta mer houleuse avec la tempête qui a pour nom "esprit"; j'ai chassé tous les nuages et j’ai même étranglé l’étrangleur nommé " péché ".

Ô mon âme, je te donnai le droit de dire non, comme la tempête, et de dire oui, comme le dit le ciel ouvert : tu es là silencieuse comme la lumière et tu vas maintenant silencieuse à travers les tempêtes négatrices.

Ô mon âme, je t’ai rendu ta liberté sur ce qui est créé et sur ce qui est incréé : et qui connaît comme toi la volupté de ce qui est futur ?

Ô mon âme, je t’ai appris le mépris, le mépris qui ne vient pas comme un ver rongeur, le grand mépris, plein d'amour, celui qui aime le plus quand il méprise le plus.

Ô mon âme, je t'ai appris à être assez convaincante pour convaincre et faire venir jusqu'à toi les raisons elles-mêmes: pareil au soleil qui convainc même la mer et la fait monter jusqu'à sa hauteur à lui.

Ô mon âme, je t’ai débarrassée de toute obéissance, de toute génuflexion, de tout propos servile; je t'ai donné moi-même le nom "tournant de la nécessité" et "destin".

Ô mon âme, je t’ai donné des noms nouveaux et des jouets multicolores, je t’appelai " destin ", et " volumes des volumes ", et " cordon ombilical du temps ", et " cloche d’azur ".

(...)


F. Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra - Trad. Georges-Arthur Goldschmitdt




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