Sans être Kubricologue ni même cinématologue, on voit dans la scène de désactivation de HAL:
- les entrailles de HAL, rouge sang (c'est un être vivant? C'est probablement au moins un être conscient)
- Dave en scaphandre, rouge sang (c'est un être vivant),
- le casque vert que Dave a pris à la hâte sur un scaphandre disponible, vert, c'est-à-dire la pointe de la couleur complémentaire au rouge omniprésent dans la scène, pour dynamiser plastiquement l'image,
- L'éblouissant truquage de l'apesanteur régnant dans cette partie du vaisseau (on est avec les seuls effets spéciaux disponibles en 1968. Je pense avoir trouvé le truc. Envoi gratuit par mail de la soluce à qui la demandera),
- l'esprit de HAL dans des parallélépipèdes de cristal blanc transparent. Cette partie là de HAL, son esprit, son âme, ne relève pas du corps sanguin, mais relève du pur esprit éthéré, translucide et sans couleur. La forme des cristaux en adéquation avec l'objet.
- la détermination de Dave. Dave est dans sa bulle (la bulle de son casque, la bulle de sa résolution) au sens propre comme au sens figuré,
- Le conatus de HAL. La peur de mourir. La machine met en abîme sa propre conscience que Dave est en train de désactiver,
- HAL colle à la verrière du casque de Dave, mais ne peut pénétrer plus avant vers Dave. On voit les barrettes d'esprit de HAL en surimpression sur le regard de Dave (toujours la forme en adéquation avec le sens),
- le regard de fou de Dave, un peu comme celui de Alex dans Orange mécanique,
- le retour à l'enfance de HAL quand il ne reste plus que quelques
barrettes de cristal à débrancher. Comment ne pas penser au retour à
l'enfance de Dave, un peu plus tard dans l'histoire, quand il aura
franchi la porte des étoiles?
- L'inhumanité de Dave devant les suppliques de HAL. Qui est la victime? L'homme qui se retrouve maintenant seul avec une 'machine' après les multiples meurtres de HAL? La machine apparemment douée d'une conscience (consciente mais pas vivante...) et qui supplie de ne pas recevoir l'équivalent d'une décérébration? (On suppose l'action de Dave irréversible, mais le film ne le dit pas). Assurément, on est du côté de l'homme bon contre la machines tueuse.
Mais la machine supplie, elle flippe. On est un peu gêné. la machine revient en enfance après la désactivation de presque toutes les barrettes du cristal cérébral. Cette machine redevenue enfant, est-elle encore dangereuse maintenant? Coupable même? Pourquoi Dave poursuit-il encore à ce stade la désactivation des dernière barrettes? On extrapole la scène et on se dit qu'un jour viendra où nous aurons beaucoup d'empathie pour nos machines, qui elles-aussi nous témoigneront une forme d'empathie (à vivre ensemble les liens se tissent), et que le droit de vie ou de mort de l'homme sur la machine vacillera sur les frontières de plus en plus ténues entre humains et machines.
Peut-on tuer une intelligence quelle qu'elle soit? HAL est probablement intelligent au sens du test de Turing:
"Turing continue parallèlement ses réflexions fondamentales réunissant la science et la philosophie. Dans l'article Computing Machiners and Intelligence (Mind, octobre 1950), Turing explore le problème de l'intelligence artificielle et propose une expérience maintenant connue sous le nom de test de Turing, où il tente de définir une épreuve permettant de qualifier une machine de « consciente » ; Turing fait le « pari
que d'ici cinquante ans, il n'y aura plus moyen de distinguer les
réponses données par un homme ou un ordinateur, et ce sur n'importe quel
sujet. » - Wikipedia- Alan Turing
On trouve une densité formelle, sémantique et symbolique dans cette scène charnière du film. On voit sa tension, son caractère dramatique mais aussi sa grande beauté plastique.
Le cinéma peut-être beau et profond à la fois. Avec Stanley Kubrick, on est pas obligé de creuser chaque scène, mais quand on creuse on trouve de la matière, une densité d'expression dans le médium qui rappelle la densité de sens des peintures des maîtres de la Renaissance (cf. D. Arasse - Histoires de peintures). La perception de la densité n'est pas une condition pour accéder à l’œuvre. Elle est donnée de surcroit à qui s'y intéressera.
La scène de la désactivation de HAL n'est pas narrative. Elle est vécue par le spectateur dans la durée, au sens bergsonien du terme. C'est du cinéma qui donne au téléspectateur du temps vécu. Elle nous emporte dans la durée au rythme de la respiration de Dave. L'action ne nous est pas raconté à la manière d'une histoire. Il y a des films qui racontent l'action comme une histoire. Une
histoire se raconte par le parcours d'une chronologie, avec les
habituelles ellipses narratives, les flash-back, parfois même des
cartons narratifs comme dans The Shining. Ici au contraire, Kubrick propose au spectateur du temps vécu (la durée) plutôt que du
temps raconté (la chronologie). Au risque de paraitre très longue, la scène de la désactivation de HAL dure le temps de l'action. C'est de la durée, du temps réel dans une scène où la forme est intégralement raccord avec le fond.
Du temps vécu au cinéma, c'est toujours du
bon cinéma!
La désactivation de HAL:
https://www.youtube.com/watch?v=c8N72t7aScY







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